Le colonel et M. Lecoq sortirent à pied. Outre ses socques, le colonel avait un parapluie. Une minute après qu’ils eurent franchi la porte cochère, un tourbillon traversa la cour et s’élança dehors.
– Mademoiselle Fanchette! cria le concierge.
– Je porte la visière de grand-papa, répondit-elle.
En effet, le tourbillon rieur et tapageur courait après le colonel en agitant un vaste abat-jour de soie verte. Mais, au détour de la rue Thérèse, le tourbillon s’arrêta.
Il est certain qu’un abat-jour, un parapluie et des socques ajoutent au respect qui se doit à la vieillesse. Le colonel était connu dans le quartier. Les gens de boutique le saluaient au passage.
Mlle Fanchette avait pris un air grave et suivait de loin, les yeux baissés. Aux regards interrogateurs des boutiquiers, elle répondait modestement:
– Je porte l’abat-jour de grand-papa.
La chambre de M. Lecoq était telle qu’il l’avait laissée; il avait emporté sa clef. Une seconde demi-heure s’était écoulée. André Maynotte, étendu sur le lit, n’avait pas bougé. Le colonel lui tâta le pouls.
– Beau mâle! murmura-t-il. Le jour où je lui vendis le brassard dans un lot de ferraille, il me dit: «Avec deux semaines de travail, j’en tirerai mille écus…» Pauvre diable!
Il lâcha le bras d’André qui retomba comme une chose morte, et dit avec un sourire de vieil enfant:
– C’était stylé, cette affaire de brassard!… montée de longueur… et bien attachée, hein, l’Amitié?
– On n’en fait plus comme vous, patron, répondit M. Lecoq avec conviction.
Puis, prenant le bras d’André à son tour:
– Pensez-vous qu’il en revienne?
– Pas tout seul, repartit le colonel froidement. Il y eut un silence.
– Combien de temps lui donnez-vous? demanda encore M. Lecoq. Le vieillard consulta une montre épaisse qui devait dater du règne de Louis XVI.
– Le docteur est venu ce matin à la maison, dit-il avec lenteur, et il met du temps à guérir mon asthme, le cher homme! En sortant de chez moi, il a pris la poste pour Fontainebleau, où M. de Villèle l’a fait appeler… Tu vas aller chez lui, l’Amitié; tu le demanderas, tu feras du bruit, tu feras du scandale. Tu attendras son retour, tu l’amèneras à bride abattue…
– Il sera trop tard! murmura M. Lecoq, qui perdait un peu de ses belles couleurs.
– Hélas, oui! répondit paisiblement le colonel. Allons-nous-en.
– Mais, objecta M. Lecoq, il faudra constater le décès.
– Puisque tu auras le docteur…
– Mais l’état civil?
Le colonel eut un sourire content.
– Quand je ne serai plus là, mes pauvres enfants, comment ferez-vous? dit-il. Vous passez votre vie à vous noyer dans des crachats. Te voilà bien embarrassé, hein, l’Amitié? Console-toi; je me charge encore une fois de tout: ce sera ma dernière affaire.
Ainsi fut décidé le sort d’André Maynotte. Ils s’éloignèrent du lit, le colonel appuyé au bras de M. Lecoq, quand celui-ci s’arrêta tout blême et dit:
– Écoutez!
Une chaise venait de tomber avec bruit sur le carreau de l’antichambre.
La longue paupière du colonel vibra; son œil morne eut une étincelle, et il prononça très haut, avec un accent de charitable émotion:
– Chez le docteur, mon garçon, et tout de suite! Dieu veuille qu’il soit temps encore!
Ceci était pour les écouteurs. M. Lecoq, très inquiet, demanda:
– Qui est là?
Un éclat de rire fut la réponse, ce même éclat de rire aigu et strident que nous avons entendu déjà une fois dans l’escalier de la rue Thérèse. Lecoq fronça le sourcil; le colonel recula d’un pas et resta bouche béante. Le même nom était venu à leurs lèvres:
– Fanchette!
La porte de l’antichambre s’ouvrit brusquement. La petite fille parut sur le seuil, l’œil hardi et curieux, la tête haute et mutine. Son regard tourna autour de la pièce.
– Bon-papa, dit-elle avec un singulier mélange de douceur moqueuse et d’effrontée espièglerie, c’est la visière verte que j’apporte.
Puis, franchissant le seuil d’un bond, elle ajouta:
– Moi, je n’ai jamais vu de mort… Dis! tu veux bien me montrer le mort, bon-papa?
XVII La dernière affaire du colonel
Le colonel était de ces hommes qui ne s’étonnent de rien, Il avait bravé en sa vie tous les dangers, excepté peut-être ceux qu’on rencontre sur le chemin de la gloire. Dans une confrérie de gens résolus froidement et absolument, il passait à bon droit pour le plus résolu de tous. Ce sang-froid l’avait fait chef d’un clan mystérieux qui vivait de guerre et qui vivait bien.
Mais on n’est pas parfait. Ce conquérant, dont la ténébreuse puissance tenait en échec la police de la Restauration, ce souverain, ce papa de la religion des bagnes, ce demi-dieu, fort par lui-même et par l’association énorme dont il résumait en lui les forces, devenait faible comme un enfant devant Mlle Fanchette, petite fille de dix ans, dont il était l’aïeul.
Il se tourna vers M. Lecoq, et, le voyant blême d’effroi et de colère, il sourit avec triomphe:
– Hein, l’Amitié?… murmura-t-il. Quel démon! Par où a-t-elle passé? Y en a-t-il deux comme cela dans Paris?
M. Lecoq haussa les épaules. Fanchette les regardait en face tour à tour. Ses grands yeux hardis brillaient étrangement parmi la pâleur de son visage.
– Range-toi, dit-elle à Lecoq, je veux voir le mort.
– Cela ne se peut pas… commença Lecoq.
La petite taille de Fanchette se redressa si raide que le grand-père eut un sourire d’orgueil.
– Quel démon! répéta-t-il.
– Range-toi! ordonna pour la seconde fois Mlle Fanchette. Comme Lecoq n’obéissait pas assez vite, les yeux de l’enfant brillèrent, et sa voix trembla pendant qu’elle disait:
– Grand-père est le maître, et tu n’es qu’un valet, toi, l’Amitié. Range-toi!
En même temps, elle l’écarta d’un geste de reine et passa. Lecoq fit un mouvement pour la retenir, mais le colonel joignit les mains, disant avec la naïve admiration des grands-papas:
– Où nous mènera-t-elle? Ah! quel démon!
La fillette était déjà en contemplation devant le mort. Au premier aspect, on eût pu croire que la vue du mort éveillait en elle un souvenir. Elle le considéra longtemps en silence, mais sans autre émotion apparente que la surprise.
– C’est drôle! dit-elle, ça ressemble à ceux qui dorment!
– As-tu fini, Fanchette? demanda le colonel.
– Non! Explique-moi; celui-là ne dort donc pas?
– Si fait, chérie, repartit le vieillard dont la voix était grave malgré lui; seulement, il ne s’éveillera plus jamais.
– Ah! fit-elle. Plus jamais…
Sa tête s’inclina sur sa poitrine. Autour de son front et dans ses yeux, il y avait des pensées au-dessus de son âge mais sa parole était d’un enfant.
Involontairement, les deux spectateurs de cette scène suivaient sur son visage la marche de ses impressions.