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Si les paupières d’André se fussent soulevées en ce moment, il aurait vu un apôtre à son chevet. Mais la comédie était prématurée. André devait mettre plus de temps que cela à s’éveiller.

– L’Amitié, dit le colonel d’un ton impérieux et froid, quand il eut constaté l’état du malade, il n’y a plus rien ici qui soit de votre compétence. La chose devient difficile et, par conséquent, me regarde. Ce sera ma dernière affaire. J’entends ma petite Fanchette: quel trésor! Réflexions faites, l’Amitié, ce garçon-là pourra nous être utile un jour ou l’autre. Si M. Schwartz gagnait trop de millions et s’il devenait trop puissant.

– A-t-il parlé? s’écria Fanchette qui bondit, toute rouge de sa course, au milieu de la chambre.

Le colonel avait près du lit la posture d’un homme occupé à donner des soins. Fanchette lui sauta au cou.

– J’ai envoyé prévenir un médecin, dit-elle, n’importe lequel, et j’ai été chercher une voiture.

– Quelle enfant! chanta l’aïeul.

– Et pourquoi une voiture? demanda M. Lecoq.

– Parce qu’il est à moi, répondit Fanchette d’un ton péremptoire, parce que, sans moi, il serait encore mort, parce que je l’aime bien… autant que je te déteste, entends-tu, l’Amitié?… parce qu’il va venir chez nous, n’est-ce pas, père, et que je lui donnerai tout ce que j’ai pour l’amuser! Et le colonel avec admiration:

– Il n’y a pas deux enfants comme cela dans l’univers!

– Tout va pour le mieux! ricana M. Lecoq.

André Maynotte fut transporté à l’hôtel de la rue Thérèse et soigné par le célèbre docteur qui guérissait M. de Villèle. Fanchette le veilla pendant trois jours comme une grande personne. Pendant ces trois jours, elle ne joua pas une seule fois et ne dit pas à l’Amitié une seule injure. Ce fut seulement le soir du troisième jour qu’André Maynotte recouvra la parole. Il avait été en sérieux danger de mort. À son chevet était assis un vieillard à physionomie austère et patriarcale. Sur les genoux du vieillard, s’appuyait une pâle tête d’enfant, bizarrement belle avec sa forêt de cheveux touffus et ses yeux trop grands. Il voulut ouvrir la bouche; l’enfant la ferma de sa petite main et lui dit:

– Pas encore.

Le docteur vint. Il se rendait aux Tuileries et portait ses croix. André crut rêver.

Il rêvait, en effet, car la conscience de son malheur n’était pas en lui. Un voile restait sur sa mémoire.

Le lendemain matin, André pleura. On fut obligé d’emmener Fanchette, qui pleurait plus haut que lui. Le vieillard à mine de patriarche dit avec grande simplicité:

– Mon fils, vous êtes ici chez de bonnes gens. Voilà trois fois vingt-quatre heures que vous avez été recueilli, évanoui, dans l’église Saint-Roch. Nous avons fait de notre mieux.

André fut deux semaines avant de se lever. Son hôte lui inspirait une reconnaissance mêlée de vénération, et les gaietés de Fanchette amenaient parfois un sourire jusqu’à ses lèvres. Fanchette et lui avaient ensemble de longs entretiens; il semblait qu’un commun souvenir fût entre eux, mais Fanchette, malgré son âge, savait garder un secret. Pendant son séjour à l’hôtel de la rue Thérèse, André ne vit pas M. Lecoq une seule fois. Celui-ci venait pourtant chaque matin et chaque soir, mais il était reçu dans le cabinet du colonel.

Il y avait souvent du vague dans les idées d’André, car c’était un coup de massue qui avait frappé sa tête et son cœur. À ces heures-là, sa passion de punir l’entraînait dans des voies étranges. On eût dit alors qu’il cherchait un secret derrière le calme qui brillait sur le vénérable visage de son hôte.

Enfin, il parla de son départ et dit au vieillard:

– Je vous remercie de votre généreuse et noble hospitalité. Vous ne m’avez point demandé qui je suis.

– Je le savais, fit le colonel avec bienveillance. André baissa les yeux.

Le colonel reprit doucement:

– Votre femme n’est pas coupable; elle a été trompée.

– Qui vous l’a dit?

– Elle-même. Je suis l’ami et l’allié de sa famille. J’ai aidé au mariage… on vous croyait mort… et peut-être eût-il mieux valu pour elle…

– C’est vrai, interrompit André. Cela eût mieux valu. Le colonel lui tendit la main.

– Écoutez-moi, monsieur Maynotte, reprit-il. J’ai bien de l’âge. La fatalité vous a frappé; vous appartenez à la loi, mais la vie et l’honneur de Mme Schwartz sont entre vos mains.

– Mme Schwartz! répéta André en un gémissement.

– C’est son nom désormais. Et c’est ce nom seul qui la sauvegarde contre la loi qui vous tient tous deux.

– Cet homme… M. Schwartz, sait-il?… prononça André péniblement et tout bas.

– Non, dit le vieillard. Il ne doit jamais savoir.

– Et elle… pour ce qui me regarde… est-elle instruite?

Le colonel répondit encore, mais d’un accent qui disait sa douloureuse sympathie:

– Non… À quoi bon? Ce qui est fait est fait.

– Est-elle heureuse?… balbutia André d’une voix pleine de larmes.

– Oui, repartit solennellement le vieillard.

La nuit tombait quand André se mit à faire ses paquets. Fanchette se pencha à son cou et lui dit:

– Bon ami, veux-tu que j’aille avec toi? Comme il la repoussait en souriant, elle ajouta:

– Je serai riche, bien riche, et belle aussi, quand je serai grande. Ne te marie pas, je deviendrai ta femme, et nous nous vengerons de tes ennemis.

Ses grands yeux brillaient tout humides de larmes.

À neuf heures du soir, en cachette d’elle, André sortit de la maison. Il avait accepté, à titre d’emprunt, une petite somme des mains de son hôte. M. Lecoq et le colonel, abrités derrière les rideaux du cabinet de ce dernier, le regardèrent traverser la cour.

– On ne pouvait pas contrarier l’enfant, dit le colonel, mais sois tranquille, je me charge de tout: ce sera ma dernière affaire.

André acheta un couteau-poignard et gagna la place Louvois où les nouveaux mariés avaient leur demeure. Ses renseignements étaient pris à l’avance. La place Louvois était alors encombrée de matériaux, destinés au monument expiatoire du duc de Berry. Les jambes d’André faiblissaient; il s’assit sur une pierre de taille, en face du logis de J.-B. Schwartz.

Et il attendit. L’idée de tuer n’était pas en lui, et cependant c’était par un machinal instinct de vengeance qu’il avait acheté le couteau. Il avait quitté la maison de la rue Thérèse pour prendre la diligence de Caen, départ du soir, mais il ne songeait plus à cela. Il attendait. Une douleur sourde, profonde, immense, lui engourdissait le cœur. Il savait à quel étage les Schwartz demeuraient. Ses yeux restaient cloués sur les fenêtres du second où nulle lumière ne brillait. Les Schwartz! Cela faisait un tout: l’homme et la femme. On disait autrefois: les Maynotte…

Il faisait beau. Vers minuit, un homme et une femme tournèrent l’angle de la rue de Richelieu. Ils étaient jeunes tous deux et avaient cette élégance qui, d’ordinaire, ne va pas à pied, la nuit, dans Paris.

Le cœur d’André lui fit mal. Il serra le manche de son couteau-poignard. La jeune femme parla. André lâcha le couteau pour joindre ses deux mains frémissantes. Il voulut se lever, mais il était de pierre.