Выбрать главу

Seulement, M. le comte et Mme la comtesse faisaient douze cents francs de pension à Joulou, l’héritier, l’espoir, le héros de la famille.

Avec ces douze cents francs annuels, Chrétien Joulou devait devenir avocat et voir à gagner de l’argent.

Gagner de l’argent! plaider! tomber avocat! Un Joulou Plesguen du Bréhut! parent de Rohan, et du bon côté! cousin de Rieux! neveu de Goulaine! allié aux Fitz-Roy de Clare, car Joulou était tout cela abondamment, authentiquement! Plaider! gratter le papier! tondre la monnaie! Hélas! hélas! savez-vous où nous allons! Le comte et la comtesse – le bonhomme et la bonne femme, comme on les appelait – avaient bien réfléchi; mais 1832, sur la lande, les écus, les beaux et bons écus d’autrefois avaient déjà bien perdu de leur patriarcale valeur.

De mille écus, ôtant douze cents francs, restaient six cents écus pour le père, la mère, les deux demoiselles, les six domestiques et les trois chevaux. On se serrait un peu à la ceinture.

Mais que d’espérances! Joulou avocat! Il n’y a plus de sot métier. Que parlez-vous de déroger? Et les élections! Chrétien Joulou était un peu député par droit de naissance. Les maîtres de forges n’auraient pas beau jeu à dire de lui «un hobereau sans éducation!» Sacrebleu! sans éducation! douze cents francs par an, dans la «capitale». Pendant trois ans! Trois mille six cents francs. Gare aux maîtres de forges! Joulou avait un grand avenir. La plume a remplacé la lance. Ouvrez pour Joulou les deux portes de l’arène moderne!

Que disions-nous! Trois mille six cents francs! et les huit ans de collège à Vannes! à sept cents francs par an, comptez. Et les mille francs prodigués d’un coup au gaillard qui s’était déguisé en Joulou pour passer l’examen du baccalauréat! Et les inscriptions de l’école de droit, religieusement lues par Joulou! Et les examens dévorés! Et tout l’argent envoyé en cachette par Mme la comtesse! Taisez-vous! Joulou était un animal hors de prix, un baudet de quinze mille francs, au bas mot! Pour quinze mille francs, on aurait pu marier les deux demoiselles, acheter une ferme ou mettre à la tontine. Mais, réflexions faites, on aimait mieux avoir Joulou, coûte que coûte, à cause de son avenir, et l’on avait bien raison, vous verrez.

Il n’en était pas plus fier pour cela. Quand il revenait au château, il faisait l’amour à coups de poing avec les soubrettes en sabots et empruntait de l’argent à Yaumic le maître des écuries, qui avait, ma foi, 36 francs de gages, per annum!

Mais voilà le revers de la médaille: au bout de la troisième année de droit, Chrétien, qui devait revenir avocat, ne revint pas du tout. On apprit avec épouvante au château du Bréhut, que les quinze mille francs étaient dévorés en pures pertes. Joulou avait mené à Paris la vie de Polichinelle. Il jouait bien la poule; c’était son seul talent. Il avait des dettes. La pauvre mère pleura toutes les larmes de son corps, les deux demoiselles roucoulèrent ce refrain de la femme, si terrible dans les familles: «Nous l’avions bien prédit.» Et le bonhomme, à qui on demandait de l’argent, envoya sa malédiction sans même payer le port.

Telle était l’histoire de Chrétien Joulou, «la Brute» de cette éblouissante Marguerite. Nous ne donnons pas cette histoire pour nouvelle. Le Pays latin la tire tous les ans à plusieurs douzaines d’exemplaires. Un gai pays! C’est cette histoire-là qui fait des étudiants de quinzième année, une des classes sociales les plus utiles aux vaudevillistes. Quand le vaudeville la raconte, elle est à mourir de rire.

Seulement, Joulou ne ressemblait pas à tous les étudiants hors cours. C’était Joulou le paysan, Joulou le gentilhomme, Joulou, le lutteur des pardons de Bretagne, Joulou, le buveur de cidre et le galant à bras raccourcis. Il eût été bien couché dans la boue d’une ornière; il s’y fût endormi, ivre et idiot comme tant d’autres. Dans la boue de Paris, ces loups ne peuvent pas dormir; l’ivresse est là d’une autre sorte. Ils prennent la fièvre parfois et voient rouge.

Chose étrange à dire, Joulou avait gardé quelque part, sous son épaisse enveloppe, un vague ressouvenir de son sang et de son pays. On l’avait vu protéger le faible, par hasard; il ôtait son chapeau en passant devant les églises, et ses yeux se mouillaient à la pensée de sa mère.

Ce loup, si quelque main vigoureuse l’eût pris au poil et tenu ferme, serait peut-être devenu un chien honnête; un chien de prix, même, car il avait la race.

Mais il avait touché au couteau déjà, pour un salaire puéril et burlesque; il n’y eût pas touché pour un salaire sérieux – en ce temps-là.

Une nuit pour un cent d’huîtres et ce que peut contenir de truffes le ventre d’une poularde, Chrétien Joulou Plesguen, vicomte du Bréhut, s’était battu mieux qu’un lion contre un enseigne de vaisseau en goguette à Paris. L’enseigne était breton comme lui, têtu comme lui, brave comme lui: l’arme choisie fut le poignard des officiers de marine; l’épée eût été trop longue; on s’aligna, en effet, pour employer la locution troupière avidement adoptée par MM. les étudiants, sur une table de marbre de cet estaminet tapageur qui déshonorait la place de l’École-de-Médecine, et qu’on appelait: la Taverne, de 1830 à 1840.

La table était juste assez large pour servir de piédestal à ce groupe de gladiateurs. Ce fut un duel célèbre et dont la justice se mêla, mais pas tant que la lithographie. Le marin finit par tomber la poitrine trouée. On ferma la Taverne. Joulou se cacha chez Marguerite. Ce fut son destin.

Car il s’agissait de Marguerite; le marin avait encouru les rancunes de Marguerite. C’était Marguerite qui avait promis le cent d’huîtres et les truffes.

Chez Marguerite, Joulou se laissa glisser au-dessous de son propre niveau. Il fut le domestique de Marguerite – et son maître. Parlons de Marguerite.

D’où venait-elle, cette Marguerite? Bordeaux est une provenance célèbre dans l’univers entier. Marguerite se coiffait volontiers à la mode charmante des filles de Bordeaux. Elle nouait le madras avec une coquetterie suprême. Mais elle parlait, elle écrivait surtout autrement qu’une grisette bordelaise, et son talent sur le piano annonçait des études sérieuses. D’où venait-elle?

De Bordeaux et aussi d’ailleurs. On voyage.

Elle mentait quand elle se disait fille de colonel. Le lieutenant d’infanterie Sadoulas, un vieux brave qui avait conquis son épaulette lentement, à la pointe du sabre, avait ramené d’Espagne, en 1811, une verte Aragonaise qui plaisait beaucoup au régiment. L’Aragonaise était bonne personne, comme le sont généralement ses compatriotes. Depuis les sous-lieutenants, sortant de l’école militaire, jusqu’au gros major, homme sérieux et de poids, tout le monde avait à se louer d’elle. Aussi le lieutenant Sadoulas l’épousa. Vers la fin de 1812, elle mit au monde une petite fille que le gros major, son parrain, baptisa Marguerite-Aimée.

Le lieutenant Sadoulas mourut comme il put, ici ou là; son Aragonaise n’avait plus déjà le temps de s’en inquiéter. Elle tenait la maison du gros major, retiré des affaires depuis 1815. Ce gros major était un bon parrain; il mit sa filleule dans une de ces excellentes pensions qui croissent en pleine terre autour d’Écouen et de Villiers-le-Bel, pour rendre hommage à la mémoire de Mme Campan. Après quoi, l’Aragonaise et lui se brouillèrent. Il se maria; l’Aragonaise courut la prétentaine à l’heur et le malheur.