Выбрать главу

Les deux hommes qui avaient collaboré pour éteindre le réverbère, celui du premier étage et celui de la rue, se rejoignirent sur le pavé. Ils fouillèrent dans leurs poches qui rendirent un bruit de ferraille et attaquèrent incontinent la serrure de la maison Jaffret.

C’étaient des enchanteurs. Leurs mains étaient fées. Au bout d’une minute la porte céda.

Ils entrèrent tous deux. Leurs pas muets ne sonnèrent point sur les dalles, tandis qu’il passaient devant la loge du concierge. Ils étaient chaussés tous deux de lisière, quoiqu’ils fussent, du reste, bien couverts, et parussent appartenir à la classe des «Messieurs».

Ils montèrent l’escalier du premier étage, restèrent une minute juste à la porte du carré de Jaffret, et redescendirent, laissant la porte ouverte.

Arrivés en bas, ils traversèrent la rue de nouveau et passèrent le seuil de Cœur d’Acier. Là, dans l’ombre, on entendit compter quelque argent, puis une voix mâle qui pouvait appartenir à M. Baruque, dit:

– En vous remerciant Monsieur Cocotte et Monsieur Piquepuce.

Une autre voix ajouta:

– Le reste nous regarde. En avant, marche! Le temps fuit; car il a des ailes!

M. Cocotte et M. Piquepuce remontèrent bras dessus bras dessous la rue de la Sorbonne.

Par la porte de l’atelier Cœur d’Acier, la foule des gigantesques oiseaux – le rêve de cet infortuné Jaffret – fit irruption sur le pavé. La chaussée fut traversée avec des sauts prodigieux, des bonds invraisemblables, des battements d’ailes qui ne se peuvent peindre, et le rêve s’engouffra dans l’allée proprette de la maison neuve.

L’horloge de Sorbonne sonnait une heure après minuit.

XX Le cauchemar du bon Jaffret

La pendule de Jaffret était toujours exacte et régulière comme le cours même du soleil. Il avait des vertus, cela est certain. Vivre à l’heure est une vertu sociale. Une statistique a établi que, sur cent faillis, il y avait en moyenne quatre-vingt-dix de ces malheureux et intolérables mortels qui arrivent au rendez-vous une heure après le moment fixé: de ces tortues mal organisées, en un mot, qui manquent les coches, les trains, les occasions, qui manquent tout!

J’ai eu un camarade, moi qui vous parle, un honnête jeune homme s’il en fut vers l’âge mûr, il devint sujet à caution; son horloge retardait; ses billets souffraient; aux dernières et lamentables nouvelles, sa montre, arrêtée, dort dans le gousset d’un banqueroutier.

Qu’aurait-il fallu, en définitive, pour faire du bon Jaffret la perle des galants hommes? Peu de chose: ce que la cuisinière bourgeoise, traitant un sujet plus grave, exige de ceux qui veulent faire un civet de lièvre.

La pendule de Jaffret, aiguë et argentine, répondait coup pour coup à la grosse voix du clocher de Sorbonne. La lampe baissait et le feu allait s’éteignant, jetant à ce tragique coffre-fort, qui faisait face à la cheminée, des lueurs incertaines. Les vibrations de la pendule duraient encore quand un murmure confus et de nature indéfinissable glissa parmi le silence; vous eussiez dit un bourdonnement, produit par quantité de ces frôlements secs et sourds que rendent les bêtes mortes, clouées à la porte des logis campagnards, quand le vent nocturne tourmente leurs plumes hérissées.

Cela venait de la chambre où le bon Jaffret avait mis ses chers oiseaux tous ensemble, pour cette nuit. L’entrée de cette chambre était sur le carré.

Bientôt, les oiseaux du bon Jaffret se prirent à voleter et à crier, pris d’une mystérieuse panique. Le moindre vagissement d’enfant arrive aux oreilles d’une tendre mère. Jaffret, endormi ou éveillé, entendait toujours ses oiseaux, et, dans le cours de sa carrière, il avait sauvé nombre de canaris, menacés d’apoplexie foudroyante. Il entendit, mais ces bruits se rapportaient si bien à son rêve! Il continua de dormir.

Cependant, la porte de la chambre aux oiseaux s’ouvrit doucement, et une tête de hibou se montra sur le seuil à hauteur d’homme. Le hibou promena son regard morne tout autour du salon, et dit:

– Il ronfle au coin de son feu, la racaille!

C’était fort pour un hibou.

Le bruit des plumes sèches redoubla; en même temps, une nuée de petits oiseaux entra dans le salon par-dessus la tête du hibou et voleta autour des lambris. Jaffret, du fond de son sommeil, avait une conscience assez nette de cette invasion. Il sentit même trois ou quatre pierrots insolents qui se perchaient sur son bonnet de coton. Mais cela se confondait avec son rêve.

Le hibou franchit le seuil à son tour. Vous avez sans doute entendu parler de la fameuse file indienne, manœuvre élémentaire des Peaux-Rouges, quand ils marchent dans les sentiers de la guerre. Ce fut ainsi pour l’armée des fantastiques volatiles qui entra dans le salon de Jaffret. Après le hibou venait un vautour, après le vautour, un coq de gigantesque taille qui secouait orgueilleusement sa crête sanglante, après le coq un dindon qui tenait dans ses bras un tendre dindonneau.

Puis des corbeaux, des pies, des poules, des pigeons à la gorge étoffée, des perroquets, des cigognes, des oies, une autruche, un paon, deux canards, une chauve-souris et une hirondelle, symbole de l’exilé regrettant le pays qui l’a vu naître.

Peut-être y en avait-il d’autres encore.

Toutes ces bêtes avaient uniformément un plumage fané et même rongé aux mites en de larges places. Elles venaient d’un pays où les oiseaux sont plus grands que chez nous, et moins bien tenus. Le vautour, surtout, terrible animal, avait son cuir à nu en maintes places, et son cuir était en calicot jaune.

Elles s’introduisirent, ces bêtes, gardant avec ordre la file indienne, une par une, dans un profond silence. Elles marchaient sans produire aucun bruit. Le regard perçant d’un naturaliste n’aurait pas tardé à découvrir qu’elles étaient toutes munies de chaussons de lisières.

Les premières entrées firent le tour du salon, et le hibou, en passant, donna sa bénédiction à la caisse historique. Il gagna le coin de la cheminée en dessinant un grand circuit et se trouva placé juste en face de Jaffret. La procession qui le suivait s’arrêta en même temps que lui. Un large cercle dont aucune expression ne saurait peindre la burlesque immobilité entoura le foyer.

Le vautour semblait commander en chef. Il tenait le milieu.

– Fixe! ordonna-t-il, sans ouvrir son bec sévère. Battez de l’aile avec précaution, pour témoigner que vous avez remporté la victoire!

Ces mots n’étaient qu’un murmure, et cependant, le bon Jaffret gronda dans son sommeil.

– Il n’est pas à son aise! chuchota le grand coq.

Et le hibou ajouta en tirant un long bras de dessous ses plumes pour mettre en lieu de sûreté le pistolet coup de poing qui était sur la tablette de la cheminée:

– Y a deux faisans dorés, six perdrix, des cailles et tout un tremblement de mitraille d’oisillons. On peut faire une soignée gibelotte à la cuisine!

Derrière les rangs un seul volatile se tenait modestement dans l’ombre. C’était le dindon, muni de son petit. Il avait pris cette place de lui-même et comme par vocation. Les dindons passent cependant pour orgueilleux, et cela se conçoit, puisqu’ils sont stupides. Notre dindon berçait son dindonneau et coulait à son oreille:

– Tais ton bec, Saladin! Te rends pas intolérable. T’es sevré, sois-en digne! Tu m’exposerais à ce que je t’étouffe, si tu poussais, dans la circonstance, les hurlements que tu en as l’habitude. Écoute plutôt et regarde. Je sais bien que tu es jeune, mais ça va être cocasse, et je vais te donner des petites bêtes à tuer, pour t’amuser.