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Un matin du mois de mai 1827, le gros major et sa femme vinrent au pensionnat. Depuis six ans qu’ils étaient mariés, ils n’avaient point d’enfants, et le gros major, plaidant avec art diverses circonstances: son âge déjà très mûr, celui de Madame qui s’en allait mûrissant également, les déplaisirs de la solitude et autres, avaient déterminé Madame à adopter la jeune Marguerite-Aimée qui donnait, au dire du brave militaire, les plus heureuses espérances. Il était en deçà de la vérité; Marguerite-Aimée faisait mieux que promettre; le gros major apprit, en mettant le pied dans le parloir du pensionnat, que Marguerite-Aimée avait pris son vol, la veille au soir, avec un professeur de piano, qui, lui aussi, promettait et tenait.

Marguerite avait alors quinze ans. C’était un ange, au dire de la maîtresse du pensionnat, ni plus ni moins, du reste, que toutes ses autres élèves. On parla de pendre le professeur de piano. Les jeunes camarades de Marguerite, avec une sagesse au-dessus de leur âge, voyaient les choses plus froidement et confessaient entre elles que le professeur avait été enlevé par Marguerite.

À bien réfléchir, c’est l’histoire de toutes les séductions. Je propose pour don Juan, au lieu du châtiment épique par les poètes, un bonnet d’âne et le fouet.

On est naïve à quinze ans; Marguerite, dès la première poste, demanda au professeur de piano s’il connaissait des princes russes, et certes, ce n’était pas mal avisé, car j’ai vu des professeurs de piano qui gagnaient bien de l’argent à connaître des princes russes.

À la seconde poste, les deux fugitifs se brouillèrent mortellement. À la troisième, Marguerite intéressa un conducteur, lequel faisait le commerce du gibier. Cela lui donnait d’éminentes relations. Après avoir fait la cour à Marguerite, pour un motif frivole, avec succès, il la confia au plus fort restaurateur de la place Saint-Martin, à Tours, en Touraine.

Quelques lecteurs irréfléchis pourront trouver que ce n’était pas beaucoup la peine d’avoir quitté l’excellent pensionnat d’Écouen ou de Villiers-le Bel. Nous répondrons que presque toutes les fortes natures, armées en course et décidées à mener rondement la bataille de la vie, ont un plan préfix. Ce plan a son envers. Marguerite était à cheval sur deux idées: le prince russe, qui pouvait être aussi bien un planteur américain, et l’homme qu’elle appelait, dans les précoces calculs de sa stratégie, «son premier mari».

Elle n’avait pas peur de l’aventure, mais elle ne craignait pas la voie commune. Seulement, le prince russe et le «premier mari» apparaissaient tous deux à sa jeune imagination à l’état d’échelon ou de seuiclass="underline" pour monter, pour entrer.

En se laissant jeter par-dessus le bord, ce nigaud de séducteur, le maître de piano, n’avait pas fait une mauvaise affaire!

La vie, la vraie vie de notre pensionnaire ne devait commencer qu’au lendemain de la banqueroute du prince russe, ou le premier jour de son veuvage. Jusque-là, elle était chrysalide et cachait sous son aisselle les plus longues ailes de papillon qui aient jamais porté une ancienne chenille dans les airs.

Le traiteur était veuf, mais on ne fait pas de folies sur la place Saint-Martin, à Tours. Le traiteur se moqua de notre belle Marguerite pour épouser une rentière blette, qui lui apportait une inscription de 2700 francs et un riche talent de comptable. Marguerite faisait son stage durement. La nouvelle épouse la mit à la porte. Elle tomba en proie à un commis voyageur qu’elle rongea jusqu’à l’os; mais il n’y avait que la peau.

Paris serait la première ville de France, si Bordeaux n’existait pas; c’est l’opinion des Bordelais. Marguerite vit Bordeaux, on y apprend beaucoup; c’est plein d’agents de change. Elle fut deux ou trois fois sur le point d’y trouver son prince russe ou son «premier mari», mais elle était trop jeune, peut-être même trop belle; cela nuit plus qu’on ne pense.

Elle fut demoiselle de magasin; elle tourna des quantités de têtes gasconnes sans honneur ni profit. Elle monta sur un théâtre où le prince russe d’une poupée de carton la fit siffler pour cent écus. Elle donna des leçons de piano et fit peur aux instincts des mères.

Elle fut institutrice. Partie gagnée, n’est-ce pas? Institutrice dans un premier cru de Médoc; 1400 francs la pièce!

Ils sont marquis, ces vignerons; ils sont bordelais, c’est-à-dire épicuriens, fleuris, chatouilleux, roués, naïfs. Partie gagnée!

Non. Marguerite était trop jeune. Le Cid illustra son premier coup; Condé enfant écrivit le nom de Rocroy dans l’histoire, mais César attendit trente-trois ans. César est le plus grand des trois.

Il faut attendre, il faut échouer, il faut souffrir.

Je ne sais pas ce que Marguerite Sadoulas n’avait pas fait à dix-neuf ans qu’elle avait, quand la diligence de Lyon la jeta mal attifée, un peu malade, très découragée, mais miraculeusement belle, sur le pavé de la cour des Messageries, rue Saint-Honoré à Paris. Elle n’avait réussi à rien, voilà la chose certaine. Sa beauté effrayait. Là-bas, sur les brasses du Bengale où vont et viennent les princes russes de la mer, les navires corsaires, plus avisés que Marguerite, manquent l’œillade de leurs sabords et cachent avec soin la jolie ceinture de canons qui gagne leur vie.

Paris est l’écueil ou le port, selon le destin. Dès le premier pas, Marguerite y fit franchement naufrage. Celle-là ne pouvait jamais ni être heureuse, ni même se divertir, dans la joyeuse acception du mot. Elle n’aimait rien, ni le bien, ni le mal. Elle était cette terrible femme de bronze qui passe parmi nos rires comme l’arrière-pensée de la fatalité.

Eh bien! Paris est si fort, si gai! il a tant de montant! il entoure d’un bras si chargé d’électricité le cou glacé de ces statues qu’on l’a vu les galvaniser un instant et les forcer à vivre. Pendant un an, Marguerite fut la reine du Quartier latin. Elle rit, si elle n’aima pas, et même elle chancela une fois au bord de l’amour.

La position de M. le vicomte Chrétien Joulou Plesguen du Bréhut dans la maison de Marguerite Sadoulas n’était pas du tout un mystère pour les habitués de la Taverne. Il existe là-bas, parmi beaucoup de dévergondages, certains sentiments de fierté, et il ne faut pas oublier que cette Taverne ou ce qui la remplace de nos jours est une sorte de creuset, chauffé diaboliquement, d’où sort çà et là une noble existence de magistrat, une pure renommée de grand médecin. Certes, il n’est pas nécessaire qu’un avocat illustre ou un éminent praticien ait passé à l’épreuve de ces fameux purgatoires, mais beaucoup les ont traversés, beaucoup les traverseront.

Il y a là un mystère de chimie morale qui a bien sa profondeur. À supposer que le proverbe soit vrai et qu’il faille «que jeunesse se passe», ces officines incendiées à toute vapeur font passer vite la jeunesse. Les faibles y laissent des lambeaux de leur vitalité, les forts en sortent intacts, nettement décatis et prêts à entrer de pied ferme dans le sérieux de la vie.

On y rit de tout, voilà peut-être le mal. On y riait de la position de Joulou, tout le monde et ceux-là même lui n’eussent point voulu l’accepter. Le ridicule tue le bien, mais il sauve le mal; le ridicule masquait ici la honte: Joulou faisait la cuisine et s’en vantait. Pour les faciles, c’était une bizarre et burlesque vassalité; pour les austères, le surnom de Joulou, «la Brute», couvrait toutes choses d’un pitoyable voile.