Jaffret fit en effet virer les boutons du coffre-fort, afin d’écrire le mot de la combinaison, après quoi il prit la clef dans sa poche. Tournant ainsi le dos à ses persécuteurs, il n’était pas sans craindre quelques mauvais coups par-derrière: aussi se hâtait-il du mieux qu’il pouvait, disant:
– Je ne suis qu’un simple dépositaire, le dépositaire de M. le comte du Bréhut de Clare, et jamais je n’aurais pensé…
Un cri d’épouvante coupa sa phrase: un cri d’épouvante et d’angoisse.
Il s’était hâté si bien qu’il avait oublié de mettre au repos le ressort de la défense.
Au moment même où sa caisse s’ouvrait son bras se trouva pris dans un étau.
Ce fut un coup de théâtre, non point du genre dramatique, mais de ceux qui amènent Paris cent fois de suite dans ces pâturages émaillés de sottises qu’on appelle des féeries. Il n’était pas ici un seul oiseau qui n’eût ouï parler des merveilles de la caisse Lecoq. Ces merveilles se racontent; on y croit un peu, mais pas tout à fait. Il faut les voir. On les voyait. Bravo!
Le malheureux Jaffret demandait grâce, mais personne ne l’écoutait. Il y eut une acclamation de sauvage allégresse. Le truc avait un énorme succès.
Puis tout le monde se mit à parler avec émotion, avec fièvre, comme font les antiquaires dans une fouille où l’on a découvert un vieux pot.
Similor tressa un entrechat à huit et vola un baiser à Mlle Vacherie; M. Baruque battit des mains; Gondrequin déclara que c’était un tire-l’œil de longueur comme on n’en voyait pas deux dans sa vie; Échalot poussait en avant le mièvre minois de Saladin et lui disait:
– Regarde, ma fille, regarde! perds pas l’occasion! Si tu manquais ça, tu le regretterais plus tard! Parce que c’est farce! Ah! si ta mère était là! pauvre défunte!
Et chacun racontait à son voisin, qui n’écoutait pas, les gloires de ce coffre-fort légendaire: l’histoire du brassard, les malheurs d’André et de la belle Maynotte, les millions de la maison Schwartz, les méprises de la justice, et comme quoi ce même brassard ciselé servit de piège pour prendre M. Lecoq, le grand M. Lecoq – Toulonnais-l’Amitié -, qui eut enfin le cou tranché par cette porte, brillante et coupante comme un triangle de guillotine.
Cette porte-là, entendez-vous, que chacun pouvait toucher du doigt!
Ce qu’un témoin pareil, muet et menaçant qu’il est, ajoute aux ressouvenirs d’une tragédie ne se peut pas dire: c’est l’étrange puissance des reliques.
– Avance ta petite menotte, Saladin. Touche ça, aie pas peur. Tu pourras dire plus tard: «J’ai eu la chance de toucher la chose dans ma jeunesse!» Et jusqu’au tombeau, je témoignerai: c’est sûr, l’enfant l’a vu, peu après l’époque de son sevrage.
Jaffret ne criait plus, l’infortuné Jaffret; une agonie morale remplaçait pour lui la douleur physique, causée par l’étreinte un peu trop serrée de la griffe d’acier. Il entendait parler autour de lui de cette porte-guillotine, dont l’arête affilée envoyait à ses yeux un reflet de rasoir! Et il se souvenait de ce terrible Larifla que naguère on chantait:
C’est Jaffret qu’est pincé,
Pour ses péchés Jaffret
Épouvantable fin pour un homme paisible! Il pensa peut-être ce que dit une autre chanson: Il est un dieu!… Heureusement, la porte s’ouvrit, donnant passage à Cascadin et à ses deux aides dont chacun portait à deux mains un énorme plat de gibier. Toute la volière y était. Cela détourna les idées, et, pendant qu’on mettait le couvert, un accident survint qui dut rassurer le coupable Jaffret.
Ce n’était pas la caisse Schwartz, puissante et farcie de billets de banque; ce n’était plus même la caisse Bancelle, contenant la fin du mois d’un riche banquier de province; mais enfin, outre les titres de la maison de Clare, la caisse renfermait les économies de Jaffret.
Gondrequin-Militaire avait pris les titres, après les avoir soumis à l’examen éclairé de M. Baruque. Il s’éloignait content, lorsqu’il aperçut Similor, décrivant une courbe adroite pour s’approcher de la caisse. Mlle Vacherie le suivait. D’un autre côté, Échalot, mû par des sentiments bien autrement élevés, se coulait le long de la muraille. Il avait fourré son dindonneau sous son aisselle, afin d’avoir les deux mains libres. Faut-il le dire, le Pitre, l’Albinos, l’Hercule, le Jongleur, et même quelques rapins manquant de sens moral, convergeaient tous vers un même but, qui était la caisse.
Était-ce pour en admirer les grandeurs historiques?
Les yeux brillaient, les mains frémissaient.
– Halte! front! s’écria Gondrequin au moment où les doigts crochus de Similor s’allongeaient déjà. Fixe! la probité est le privilège de l’honneur!
M. Baruque, toujours plus prompt, se dressa entre la caisse et Similor à qui il arracha le coup de poing de Jaffret, disant:
– On casse la tête du premier qui n’est pas sage comme une image!
– Et à la soupe! ordonna Gondrequin-Militaire. Demain, vous ferez comme vous voudrez; mais aujourd’hui, par la circonstance momentanée que vous avez l’avantage de travailler avec des gens de cœur, tels que moi et Rudaupoil, garde à vous! l’immobilité dans les rangs, ou on tape!
Similor hésita. Échalot mit son petit par terre et dit avec douceur en se déshabillant:
– Souhaites-tu qu’on leur en trempe une, de soupe, Amédée? Je jure sur ma patrie que je placerai la somme qu’on va piquer, au nom de Saladin, pour sa conscription et son mariage. Y es-tu, bonhomme?
Mais l’immense majorité des oiseaux cria:
– À table! à table! nous ne sommes pas des voleurs!
Le souper embaumait. La majorité l’emporta. Similor et Mlle Vacherie entrelacèrent leurs bras et s’éloignèrent de la caisse avec un soupir de regret. Échalot a dit bien souvent depuis:
– C’était l’occasion de se faire des ressources. Sans les deux balayeurs à l’huile, l’enfant aurait eu son sort assuré dans la société moderne!
Ce fut un gai repas; les oiseaux du bon Jaffret étaient bien nourris. Nous ne décrirons pas les sensations poignantes qui déchirèrent le cœur de leur maître pendant qu’on les dévorait. Son dîner était loin déjà; il n’avait plus la crainte de subir le dernier supplice; l’estomac et l’âme sont deux organes bien différents. Jaffret s’avoua à lui-même qu’il eût mangé un blanc de ses amis avec plaisir. On ne lui en offrit point.
– Iscariote, lui dit Gondrequin-Militaire, quand on eut nettoyé les trois plats et consommé en sus les reliefs du dîner fin de la veille, M. Baruque et moi nous allons te mettre en liberté. Nous avons besoin d’aller cette nuit dans le grand monde, à l’hôtel de Clare. Fixe, animal, ou je vais te blesser! Nous te faisons l’honneur de te prendre, n’ayant pas le choix, pour nous conduire chez l’ancienne Marguerite de Bourgogne. En avant, marche!
Troisième partie L’hôtel de Clare
I Avant la fête
Pour l’intelligence des événements étranges, et certes, inattendus qui vont clore cet épisode de l’histoire des Habits Noirs, nous avons besoin de faire connaître au lecteur, avec certains détails qui pourront sembler minutieux, la topographie exacte de l’hôtel de Clare.