Cet édifice, déjà ancien, et qu’on a affecté depuis, en lui faisant subir d’assez notables changements, à un service quasi public, présentait alors à la rue de Grenelle-Saint-Germain l’arrière-façade de ses vastes communs, arrondis selon une courbe rentrée, au centre de laquelle était le monumental portail.
Au-delà de cette grande porte constamment fermée, et où l’hospitalité n’avait d’autres symboles que deux bancs de pierre, abrités dans l’épaisseur du mur, il y avait une cour intérieure d’une étendue considérable, entourée de bâtiments de tous côtés et ressemblant assez bien aux patios des palais espagnols, d’autant que le centre en était marqué par une fontaine jaillissante.
À droite et à gauche, comme par-devant, c’étaient les constructions accessoires qui ne doivent manquer à aucune grande demeure. Au fond, le véritable hôtel se dressait, déployant sa façade seigneuriale, précédée par un perron carré et demi régnant de seize marches en marbre, alternativement rouge et noir.
L’hôtel avait été bâti par Rowland Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, compagnon et ministre de Jacques II, aux premières années de son exil. Par conséquent, il datait de la seconde moitié du règne de Louis XIV, mais l’auteur de la maison de Clare avait évidemment les yeux tournés vers le passé. Son œuvre mentait au style sévère du temps et remontait, par places, aux années fleuries qui nous laissèrent les charmants chefs-d’œuvre de la jeunesse de Louis XIII.
Vous eussiez dit une émigration du vieux Marais, en plein faubourg Saint-Germain, et que l’un des pavillons de la place Royale, agrandi, anobli surtout, avait quitté sa base trop plate pour monter ici sur un orgueilleux piédestal.
Nous ne parlerons que pour mémoire des splendeurs de l’hôtel, en ces temps écoulés où les ducs de Clare étaient classés à la tête des plus riches gentilhommes du monde.
Nous dirons seulement que, sous la Restauration, le feu duc Guillaume avait ébloui la cour et la ville par sa grande vie.
Sous le règne de Louis-Philippe, tout cela s’était éteint quelque peu. Le duc Guillaume, quoique rallié ne pouvait être le complice actif de la comédie bourgeoise qui se jouait aux Tuileries. Il vivait relativement retiré, depuis la mort de sa femme et de sa fille aînée. Ses hivers se passaient à Rome.
L’arrivée des du Bréhut de Clare, chargés par décision judiciaire de la tutelle de la jeune princesse d’Eppstein, fut pour le palais de la rue de Grenelle une sorte de révolution de Juillet. Il tomba tout d’un coup comme avaient fait les Tuileries elles-mêmes, mais il déchut dans une mesure moindre, acquérant moins d’hôtes incommodes et gardant plus de nobles ralliés.
Les premiers, comme aux Tuileries encore, étaient des inconvénients nécessaires: ils résultaient de la conquête. Les seconds restaient attachés au souvenir du duc Guillaume et à la grande position de la princesse d’Eppstein. Nous devons dire que la conduite irréprochable et habile de la comtesse du Bréhut de Clare en avait augmenté le nombre. Mme la comtesse était une femme charmante, souverainement distinguée quand elle voulait, et adroite au possible. Je ne crois pas qu’elle eût des confidents. Ceux qui pensaient la connaître à fond disaient qu’elle était trop portée à oser l’impossible. Cela, jusqu’à présent, lui avait réussi, et il y a un axiome latin qui crie, dans toutes les bouches pédantes: «La fortune favorise les audacieux.»
Quand se donnent les grands galas de la finance, nous voyons souvent nos seigneurs les banquiers élargir tout à coup leurs charmantes demeures, les nuits de fêtes, et parquer la foule immense des amis de leur caisse dans de beaux petits jardins, couverts et planchéiés expressément à cette occasion. Lors même que les de Clare auraient eu deux ou trois clientèles semblables, point n’eût été besoin de couvrir ni de parqueter tout ou en partie du jardin de leur hôtel. Les deux grands salons du rez-de-chaussée, la galerie et l’enfilade des chambres d’apparat eussent suffi amplement à contenir le tout-Paris et demi qui s’invite aux processions de la finance, et la maison de Clare n’avait pas tant d’intimes que cela, malgré son 29 juillet.
Elle était sûre, quand elle voulait, d’avoir une très convenable cohue, mélangée dans la proportion que nous avons dite. Le faubourg Saint-Germain n’aurait point osé faire défaut, parce que la comtesse avait eu la science de se poser en femme politique, sans jamais dire un mot de cette chose qui, vulgairement, s’appelle aussi la «politique», chose grave, utile et belle à la première page des journaux, mais qui prend de fatales odeurs en passant par les bouches profanes, comme ce blond tabac du Levant si suave, si parfumé, mais que les lèvres de certains fumeurs – Monsieur, je ne parle pas de vous – renvoient en vapeur infectante.
Il y avait pour cette foule, étincelante de titres, d’ordres ou de simples noms, valant mieux que les titres, les vingt et une fenêtres des appartements «pour recevoir», cinq à la galerie du milieu, trois à chacun des deux grands salons, trois à la bibliothèque, trois à la salle à manger, une à chacun des deux boudoirs, une encore à chacun des deux réduits, dits: «chambres du bout», et qui venaient sur le jardin, en retour, d’où ils regardaient la verdure par cinq croisées: trois et deux, en équerre. L’une de ces chambres du bout était le billard, l’autre le fumoir.
Hélas oui! le fumoir! Rowland de Clare y avait mis dans le temps des Poussin, des Vouet et des Lesueur.
Au premier étage, ou plutôt à l’étage unique, car au-dessus il n’y avait que des chambres mansardées, on trouvait les appartements de famille: ce que les Anglais ne montrent jamais; ont-ils tort?
À droite était le logis de la comtesse, à gauche celui du comte, au milieu l’appartement vaste et très complet de la princesse d’Eppstein. Cet appartement n’avait généralement pour occupant que la bonne Favier, dame de compagnie, car la princesse Nita, qui n’était pas sans avoir ses caprices, demeurait ailleurs.
Elle demeurait dans le jardin, non pas tout au bout, car il était énorme, mesurant six arpents en plein cœur de Paris, ce qui est, comme argent, plus grand que mille hectares en Picardie, mais à cent pas environ du pignon latéral qui avait le billard à son rez-de-chaussée et la chambre à coucher de M. le comte au premier étage.
Cela se nommait le petit hôtel, et véritablement, c’était un adorable pavillon, où feu la duchesse de Clare faisait habituellement sa demeure. Par suite de la disposition naturelle du sol, le rez-de-chaussée de ce petit hôtel était exactement à la même hauteur que le premier étage de l’édifice principal, et une terrasse, longeant une petite rue, dont nous ne pourrions dire le nom sans trahir la position exacte de l’hôtel de Clare, mettait les appartements de M. le comte de plain-pied avec le pavillon de Nita.
Cette terrasse à laquelle, du jardin, on pouvait monter par une rampe en pente douce, supportait une magnifique allée de tilleuls, à quatre rangs. L’hiver, on installait, tout le long de cette allée, une toiture mobile, de telle façon que la princesse d’Eppstein pût vivre de la vie commune sans autre peine qu’une promenade de deux minutes, à couvert, et le passage au travers du logis de son tuteur.
Si Mme la comtesse eût habité l’aile droite, peut-être que Nita n’aurait point pris l’habitude de couper ainsi au plus court, mais elle était au mieux avec le comte qui lui témoignait une tendresse de père, et rarement les heures des repas sonnaient, sans qu’elle eût dépensé quelques minutes avec lui en passant.