Ce n’était pas pour se divertir. M. le comte du Bréhut n’était pas gai de nature et ne savait guère parler aux jeunes filles; il y avait des jours même où son pauvre esprit chancelait visiblement, mais chacun ressent les sympathies qu’il inspire, surtout ceux qui sont seuls, ayant perdu leurs protecteurs naturels: Nita avait deviné que son tuteur l’aimait, quoique ce dernier eût été bien longtemps avant de le lui dire.
Et quoique Mme la comtesse, au contraire, eût déployé du premier coup certain étalage d’affection, Nita s’était mis en tête que Mme la comtesse ne l’aimait point.
Les choses ont sans doute marché depuis le temps des comédies, les choses ont marché à califourchon sur ce fantastique coursier dont tout le monde parle, les uns pour l’exalter triomphalement, les autres pour le maudire d’une voix cassée, les autres encore pour le nier en face, les yeux et les poings fermés. Je parle du progrès. Une tutelle n’est plus une tyrannie, de même que votre manteau ne vous est plus volé en plein midi sur le pont Neuf. Mais votre manteau vous est parfois volé ailleurs, et je ne sache pas que vous ayez cessé de craindre pour votre bourse. De temps en temps, les journaux qui prennent soin d’accommoder et d’épicer le crime pour la consommation quotidienne des amateurs, racontent encore d’assez jolies histoires de tutelles. On peut même dire que tout progrès accompli dans le bien, amenant nécessairement, dans le mal, un effort en sens contraire, nous sommes en droit d’espérer que les histoires de tutelles et autres, en perdant leur antique naïveté, deviendront de plus en plus jolies.
Jadis, un tuteur se faisait geôlier; c’était reçu, les meilleurs auteurs se plaisent à le dire. Le reste allait de soi; tout geôlier pouvant faire de son prisonnier à peu près ce qu’il veut, les tuteurs taillaient en plein drap et les pupilles avaient beau crier, on leur répondait: «Allez le dire à Rome!»
On vous les dépouillait, morbleu! que c’était un plaisir; elles maigrissaient, elles pâlissaient, elles pâtissaient. Ah! les pauvres pupilles! Et s’il y avait un sordide barbon aux environs, croyez qu’on le choisissait toujours pour être l’époux de l’infortunée demoiselle. Sans cela point de comédie.
Mais où donc ai-je lu une lugubre et incroyable aventure? En vérité, je crois que c’était hier, ou avant-hier, ou la semaine passée, et j’avais lu déjà cette aventure vingt fois. Elle est toujours la même, éternelle, à ce qu’il paraît, comme la vieille intrigue de la comédie. Cette histoire glisse au travers du progrès comme l’épée meurtrière traverse une poitrine: elle le poignarde.
Vous la connaissez; il n’est personne qui ne la connaisse. Elle est horrible, répugnante, lâche, barbare, hideuse, féroce, elle ferait peur à des sauvages! Mme de Sévigné, la chère marquise aux épithètes, jetterait aux chiens sa langue si bien pendue avant d’avoir pu la flétrir assez énergiquement, cette histoire qui nous revient périodiquement, plusieurs fois chaque année, de l’étranger, de la province et aussi de Paris. De Paris, oui, le centre du progrès!
Ce n’est pas l’histoire Mortara, non, ni rien de semblable: l’histoire Mortara se passe en un pays ennemi du progrès; ce n’est pas la légende des petits Chinois livrés aux pourceaux, ni le sanglant roman des Juifs de Damas, fouillant des poitrines humaines: c’est ici, je vous le dis, et c’est aujourd’hui, à Paris, à Londres, partout. Avez-vous deviné? c’est l’histoire, banale à force d’être répétée, de cette misérable petite créature, hâve, déchirée, meurtrie, qui a crié pendant des mois avant d’éveiller le voisinage et qu’on apporte enfin mourante au bureau de police. S’agit-il de tuteurs? Non. C’est la mère, toujours la mère dans cette histoire épouvantable! La mère, entendez-vous? le bourreau, le tourmenteur, l’assassin patient et impitoyable! Et parfois le père est avec la mère! Ils se sont mis deux pour cette œuvre de cannibales. Ils avaient pris leur enfant «en grippe». Voilà tout.
Que Dieu ait pitié de vous si vous n’avez pas remarqué comme moi la fréquence décourageante de cette ignominieuse histoire. Les journaux la reproduisent avec ces frémissements stéréotypés qui sont le charme des faits divers, mais elle revient, tenace, avec ses odieux détails de plaies, de famine et de liens qui laissent des meurtrissures; tout au plus le progrès a-t-il changé les chaînes en cordes. Il pourrait mieux faire.
Et cependant, serait-il juste de peser notre époque si grande au poids de ce haïssable forfait? Vous ne pouvez même pas supprimer l’appréciation terriblement historique: Il y a des enfants qui sont si désagréables! Mais que prouve cela? Je vais vous le dire.
Cela prouve qu’il faut être clément envers les siècles et ne point se vanter trop bruyamment de peur d’avoir soi-même le fouet aux siècles qui viendront, car rarement le présent renonce à l’innocent plaisir de fustiger le passé, son père…
Ici, à l’hôtel de Clare, vous aviez en vérité le spectacle d’une tutelle moderne et modèle. Tout se passait selon la double loi du Code Napoléon et des plus charmantes convenances. On vivait portes et fenêtres ouvertes au grand soleil. Nita de Clare était libre comme l’air. Nous aurons tout dit quand le lecteur saura qu’on ne lui avait jamais parlé mariage.
Si fait pourtant, une seule fois, et c’était le comte, dans le jardin désolé qui appartenait à l’atelier Cœur d’Acier. Le comte avait souhaité ce jour-là que la princesse d’Eppstein pût trouver un homme jeune, fort, hardi, qui l’aimât.
Jusqu’à voir, ce désir ne semble pas bien coupable.
Quant à Mme la comtesse, elle ne souhaitait rien, sinon, disait-elle, accomplir loyalement son devoir. Il est vrai qu’elle laissait entendre que son devoir était difficile. Le faubourg Saint-Germain savait vaguement que cette grande fortune des de Clare pouvait à un moment donné être disputée et tout à coup s’évanouir.
Était-ce par les soins de Mme la comtesse que le faubourg Saint-Germain savait cela?
Certes, en cas de trouble ou de bataille, Mme la comtesse était supérieurement placée pour défendre les droits de sa pupille. Et pour ce qui regardait son dévouement, nul n’avait prétexte à soulever l’ombre d’un doute.
On lui savait gré, même, dans une certaine mesure, de s’être entourée d’hommes d’affaires; car ces figures hétéroclites qu’on rencontrait chez elle ne pouvaient être que des hommes d’affaires. Quand les entreprises politiques sont défendues à un parti, éloigné du pouvoir, les luttes du travail privé lui restent. Sous le règne de Louis-Philippe, le faubourg Saint-Germain fut spéculateur. Et Dieu sait qu’il s’en souvient! Cela ne lui réussit pas.
Mme la comtesse, on vous l’a dit déjà, n’avait point de confidents. Elle tenait conseil avec elle-même et agissait de ses propres mains. Ses aides, quand elle en voulait user, étaient des hommes à la journée, des maçons de quelques heures qui taillaient la pierre ou maniaient la truelle, sans connaître le plan de l’édifice à bâtir.
Elle avait eu, dans sa vie, non pas un associé, mais un maître: M. Lecoq. Ce maître l’avait gênée. Il était mort.
Nous l’avons vue toute jeune et manquant de moyens pour agir. L’ambition la dévorait déjà; elle avait déjà toute son audace.
Nous l’avons retrouvée puissante et grandie par un succès qui était l’œuvre de cette audace.
Sa force était là: dans l’audace froide, indomptable, aveugle peut-être.
Car il est bon parfois de ne pas voir l’obstacle, cela fait oser.