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Les vieux marins de nos côtes ont coutume de dire que si l’on connaissait toutes les roches cachées à fleur d’eau, pas un navire n’oserait orienter sa voile. Ce n’est pas l’avis des savants ingénieurs qui dressent les cartes sous-marines; mais les vieux matelots n’ont pas suivi les cours de l’École polytechnique. Et au fait, contre l’écueil connu, souvent on se brise.

Il y avait longtemps que Mme la comtesse conduisait sa barque au milieu des écueils.

Quoi qu’elle pût entreprendre sur cette mer, la belle, l’élégante, la noble pirate, on pouvait être sûr d’avance qu’elle ne suivrait point la route large et facile, tracée par l’hydrographie. Elle avait foi en son étoile qui jamais ne l’avait trahie; elle avait foi surtout en sa force éprouvée que n’entravait aucun préjugé, que n’alourdissait aucun contrôle. N’est-ce pas là, en définitive, ce qui remporte les victoires impossibles?

Nous entrons à l’hôtel de Clare dans la soirée du mardi 3 janvier 1843, à peu près à l’heure où les anciens clercs de l’étude Deban, le roi Comayrol en tête, quittaient le salon du bon Jaffret pour rentrer à leurs domiciles respectifs et y prendre leurs costumes de bal. Aucun d’eux n’était sans inquiétude, car aucun d’eux ne savait au juste ce que Marguerite allait exiger – et oser.

On achevait à l’hôtel de Clare les derniers préparatifs de la fête, qui promettait d’être splendide. Le perron, transformé en bosquet de plantes exotiques dont les hautes tiges laissaient pendre leurs fleurs parfumées, recevait son illumination, ainsi que les larges escaliers et le vestibule qui était un jardin des Tropiques.

Les salons, les galeries, tout l’espace enfin réservé au plaisir, allaient éclairant tour à tour leurs magnifiques décorations sous la main d’un peuple d’ordonnateurs et de valets.

Tous ces gens avaient le cœur à la besogne, parce que c’était beau, hautement et réellement beau. On allait, on venait; les officiers généraux de cette armée tâchaient de mettre de l’ordre dans ces suprêmes évolutions, où la horde des pourvoyeurs du buffet, les bataillons de Blanche et de Chevet amenaient une confusion momentanée.

Il y avait un mot qui courait dans cette cohue préliminaire. Au fond, la nouvelle annoncée était à peu près indifférente à tout ce monde, mais elle frappait tout ce monde par le contraste. Au milieu des fastueux préparatifs de la joie, on parlait d’un deuil, on disait: «M. le comte est bien malade!»

M. le comte du Bréhut de Clare, le maître de la maison!

M. le comte était bien malade!

Pas assez, pourtant, paraîtrait-il, pour obliger à contremander la fête au dernier moment.

Qu’avait-il, ce Monsieur le comte que personne ici ne connaissait bien, car il vivait solitaire, et l’on ne recevait d’ordres que de Mme la comtesse? Un malaise qui durait depuis longtemps: on l’avait toujours vu passer blême et triste.

Il y a des gens qui savent tout. Les antichambres sont des salons surnuméraires, et les ouvriers du luxe, sans faire partie de l’antichambre, la côtoient. Ils ont un écho des mystères du monde.

Quel étrange Figaro on éditerait avec ces rédacteurs!

L’antichambre ne disait pas ce qu’avait M. le comte, mais elle parlait du vicomte Annibal et de jalousie. M. le comte aimait sa femme à la passion. Et quoiqu’elle eût fait sa première communion du temps de Louis XVIII, à leur estime chronologique, elle en valait encore bien la peine. Quelle femme pour porter la toilette!

L’antichambre parlait aussi de ces «hommes d’affaires» qui venaient prendre le thé deux fois par semaine. L’antichambre faisait la même remarque que nous. Les affaires réussissent rarement aux gentilshommes.

Elle parlait encore de certaines scènes, surprises par des trous de serrure. On avait entendu quelquefois M. le comte parler haut, et il avait alors une voix qui faisait peur. C’était un homme à casser les vitres ou les têtes – mais pas souvent et pas longtemps.

Bref, il avait eu de la peine, M. le comte, et il était bien malade.

Voilà le vrai.

Et à cette heure où les préparatifs de la fête s’achevaient, il était là-haut dans sa chambre, au-dessus du billard métamorphosé en paradis. Il était dans son lit; il suait la fièvre. Trois grands médecins étaient venus dans la journée, et ressortis avec des figures de circonstance. Il ne devait rien voir, le pauvre homme, des féeriques splendeurs de cette nuit.

Le médecin ordinaire, le docteur Samuel, avait fait aussi sa visite, mais celui-là ne comptait point. Je ne sais ce qui inspire la confiance; le docteur Samuel n’inspirait pas la confiance. L’antichambre, malade, n’aurait point voulu se laisser soigner par le docteur Samuel.

Enfin, un dernier médecin, un nouveau, avait passé, pour la première fois, la veille au soir, le seuil de l’hôtel de Clare; quel que soit l’élément mystérieux qui dégage la confiance, celui-là le possédait au degré suprême. Rien n’est beau, je le déclare, comme la gloire d’un médecin. Il semblerait que ces nobles renommées, assises à la fois sur tous les degrés de l’échelle sociale, ne puissent exister sans la bienfaisance et le dévouement. Il y en eut comme cela, il y en a encore. Leur nom est parmi le peuple illustre comme dans le pauvre peuple. Hélas! quel puissant niveau que l’agonie! La famille d’un prince expirant s’agenouille, quand ce prince est aimé, devant la science secourable, comme l’indigente couvée foisonnant autour du lit mortuaire de l’humble travailleur. La différence n’est que dans l’énergie des espérances ou des regrets, et qui oserait sonder ces secrets, mesurer cette différence?

Le docteur Abel Lenoir était de ces privilégiés, bienfaiteurs des grands et des petits, partageant les heures de sa journée trop courte entre les palais et les masures, en passant par cette galerie de misère où il était dieu: l’hôpital. Sa réputation européenne n’avait point cette tache que les yeux jaloux découvrent dans le disque même du soleil. Avec son immense talent et sa clientèle immense, il restait riche des six mille francs de rentes que lui avait laissés son père.

Nous l’avons vu, dès les premières lignes de ce récit, au chevet de la malade indigente qui était la veuve du duc de Clare.

Nous le connaissons, et si notre histoire, en son chemin, ne l’a plus rencontré jamais, c’est qu’il marchait rarement dans nos sentiers de plaisirs ou d’affaires.

Nous le retrouvons ici parce qu’un homme était couché sur son lit de souffrance.

Ouvriers et domestiques disaient justement au rez-de-chaussée de l’hôteclass="underline"

– Si celui-là ne sauve pas M. le comte, c’est qu’il n’y a plus rien à faire!

Le docteur Abel Lenoir était en effet assis auprès de Chrétien Joulou du Bréhut et lui tâtait le pouls, les yeux fixés sur sa montre à secondes.

II Le docteur Abel Lenoir

C’était une chambre vaste et largement aérée. Deux grandes lampes placées sur la cheminée de manière à ne pas offenser la vue affaiblie du malade l’éclairaient. Le comte du Bréhut de Clare était couché dans un lit carré à colonnes qui tenait le centre d’un réduit trop grand pour porter le nom d’alcôve, et dont le sol, rehaussé d’une marche, était séparé de la chambre par une galerie à jour.

Auprès de lui et debout se tenait Mme la comtesse, en costume de ville, mais toute coiffée pour le bal et portant dans les belles masses de ses cheveux noirs des diamants montés sur vermillon, des rubis, du corail et des amarantes pour figurer la lave en fusion (vous savez qu’elle devait être en volcan). Son sourire affectueux et triste était parfaitement de circonstance, mais contrastait un peu avec sa bizarre coiffure.