Выбрать главу

– Elle va apporter la potion… elle-même!

– Elle l’a promis, répliqua le docteur.

– Elle-même! répéta le malade qui regardait le vide fixement.

– Préféreriez-vous que la potion fût apportée par un autre? demanda M. Lenoir.

Le malade ne répondit point.

– Il me semble, dit-il tout à coup, que si je revoyais le vieux pays, là-bas, autour du manoir, la grande cour mouillée où ma mère venait jeter le pain aux poules, l’avenue au bout de laquelle était la croix, les champs étroits et bordés de haies énormes qui font ressembler de loin toute la paroisse à une forêt, et qui vont, descendant la montée jusqu’aux prés noyés, le long de la rivière; il me semble que je respirerais, que j’espérerais, que je vivrais!

– L’air natal produit cet effet, parfois, repartit le docteur. Quel est votre pays?

– La Bretagne.

– Les Bretons aiment leur clocher.

– Moi, j’aime le souvenir de mon père et de ma mère, interrompit le comte avec force.

Il y eut un silence. Le malade reprit d’une voix plus faible:

– Et j’ai encore les deux vieilles sœurs, qui sont restées chez nous. Mon père était un gentilhomme, Monsieur Lenoir; ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le mal, j’avais oublié tous ceux-là qui m’aimaient tant… Oui, oui, j’ai fait le mal!

Il referma les yeux.

Le bruit des derniers préparatifs de la fête montait, confus et sourd. On entendait parfois sortir de ces vagues bourdonnements un coup de marteau, la note d’un instrument qu’on accorde ou un soudain éclat de rire.

– Peut-on guérir un homme, demanda brusquement le comte, un homme bien malade… aussi malade que moi… et qui ne dit pas tout à son médecin?

– Oui, répliqua M. Lenoir, quand le médecin devine les choses que le malade ne lui dit pas.

Un regard cauteleux glissa entre les paupières demi-closes de Chrétien Joulou.

– Est-ce que je suis poitrinaire? interrogea-t-il encore.

– En aucune façon, Monsieur le comte. Vous avez une névrose affectant spécialement le péricarde et les bronches. Votre toux est purement spasmodique.

Le malade secoua la tête et murmura:

– Je ne comprends pas ces mots-là. Est-ce que vous avez deviné ce que je ne vous ai pas dit, vous, Monsieur Lenoir?

– Assurément, repartit le docteur.

Joulou se leva sur son séant avec la vivacité d’un homme en santé et ouvrit ses yeux tout grands:

– Ah! fit-il; assurément! Vous avez dit: Assurément? Le docteur continua:

– Monsieur le comte, vous êtes empoisonné!

La face de Joulou devint livide, pendant qu’il balbutiait par deux fois:

– Qui vous a dit cela? qui vous a dit cela?

– Personne ne m’a dit cela, Monsieur le comte; mais voilà vingt ans que j’étudie l’âme des hommes pour guérir leur corps.

– Si vous saviez comme je l’aime! murmura Joulou qui se tordait les mains sous sa couverture.

– Je sais comme vous l’aimez, prononça lentement M. Lenoir.

Les yeux du malade exprimèrent un effroi soudain.

– Quoi qu’il arrive, ne l’accusez pas! balbutia-t-il. J’ai fait mes devoirs de religion; je suis réconcilié avec Dieu qui pardonne tout… tout! Je veux bien mourir! Je suis content de mourir!

– Avez-vous autre chose à me dire? demanda le docteur Lenoir.

– Je voudrais savoir avec quoi elle m’a empoisonné, gémit le malheureux en ramenant son drap sur son visage, baigné de sueur froide.

– Alors, aidez-moi, Monsieur le comte, nous allons chercher ensemble.

– Chercher! répéta Joulou. Est-ce que la médecine ne reconnaît pas les traces?

– Il n’y a pas de traces en vous.

– Elle a la beauté d’un ange, docteur; elle a l’intelligence d’un démon. Elle aura inventé quelque nouveau poison…

– Peut-être, dit M. Lenoir qui avait aux lèvres ce bon sourire à l’aide duquel on calme les enfants.

Joulou s’étonna de ce sourire qui le frappait vivement et lui faisait du bien.

– Pensez-vous qu’elle ait des complices? demanda le docteur.

– Non… pas pour cela.

– Et pour autre chose?

Le docteur garda le silence.

– Jurez-moi que vous ne lui ferez point de mal! intercéda Joulou d’un ton suppliant. L’idée qu’on pourrait toucher un cheveu de sa tête me torture!

– Et cependant, prononça le docteur tout bas, l’idée de la tuer vous vient souvent.

– Oh! souvent, souvent, s’écria le malade qui prit sa tête à deux mains. Elle a fait de moi une si misérable créature!

– Monsieur le comte, reprit Lenoir gravement, je suis un médecin. Tout ce qu’on me dit reste entre le malade et moi.

Le comte lui tendit sa main tremblante et froide.

– Pour vous empoisonner, continua le docteur, il a fallu mêler à vos mets ou à votre boisson une substance quelconque. Cela ne se peut faire sans certains gestes qui donnent des soupçons. Ces soupçons, vous les avez eus?

– Oui… et ces gestes je les ai vus.

– En quelles circonstances?

– Les soirs… quand nous prenions le thé avec… avec des gens qu’elle connaît, et moi aussi…

– Et moi aussi, peut-être, fit le docteur d’un accent étrange.

Joulou ne dit plus rien.

M. Lenoir souriait toujours.

– Et le breuvage vous semblait-il amer? questionna-t-il encore.

– Je me disais, murmura Joulou: ce sont des idées folles… car il y a des moments où elle m’aime, elle aussi, avec passion, avec délire!

– Et pour vous dire ainsi: ce sont des idées folles, spécifia le docteur, quelle saveur étrangère distinguiez-vous dans le breuvage?

– Aucune.

Le docteur rapprocha son siège davantage.

– Monsieur le comte, reprit-il en baissant la voix, il y a bien longtemps que je vous connais, et bien longtemps que je connais votre femme.

Le regard de Joulou prit une expression de méfiance.

– N’ayez jamais frayeur de moi, continua le docteur. Je puis travailler pour réparer le mal que des gens mauvais ou égarés ont pu faire: jamais pour punir, ce n’est pas mon métier. Et ne vous étonnez pas trop, Monsieur le comte, il y a en ce monde mille routes qui se côtoient de très près sans jamais se croiser. Chaque homme ici-bas est entouré de témoins clairvoyants dont il ne soupçonne ni l’attention ni la présence. Si on ne m’avait pas appelé, je ne serais pas venu, et pourtant je pesais d’un grand poids dans la destinée de cette maison. Il est heureux pour vous, Monsieur le comte, que vous soyez dans votre lit à l’heure où nous sommes. Je vous le répète: n’ayez point frayeur de moi, je ne vous veux pas de mal.

Non seulement Joulou, le pauvre malheureux, n’avait pas frayeur, mais il ne comprenait point. Ces paroles mystérieuses glissaient sur son intelligence engourdie.

Il tressaillit, quand le docteur ajouta tout à coup:

– Votre breuvage n’avait aucune saveur étrangère, parce qu’il n’y avait rien dans votre breuvage, et pourtant, sans moi, vous alliez mourir empoisonné.