Le malade dardait sur lui le regard de ses yeux fixes.
– Elle veut être duchesse de Clare, vous saviez cela, n’est-ce pas? prononça M. Lenoir d’une voix basse et cependant pénétrante.
De grosses gouttes de sueur perlèrent aux tempes de Joulou.
– Il y a, poursuivit le docteur, un étrange mot qui reste obstinément dans votre mémoire. Je vous dis que certains sentiers se côtoient… se côtoient de bien près! Une nuit que vous étiez ivre à l’hôtel Corneille, j’étais, moi, au chevet d’un pauvre jeune étudiant qui payait cher quelques pauvres fredaines, et je sortais de la chambre d’une malheureuse femme dont vous aviez poignardé le fils…
Joulou poussa un grand cri:
– Sur mon honneur et sur ma foi en Dieu! lui dit le docteur Lenoir, qui se leva, vous n’avez rien à redouter de moi. Je suis ici pour vous rendre la santé, non point pour autre chose.
Mais la terreur restait peinte sur les traits décomposés de Joulou.
– Elle vous avait empoisonné déjà, Monsieur le comte, reprit Lenoir qui lui toucha le front de sa main droite étendue en le regardant fixement, dès ce temps-là.
Le malade laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et l’aspect convulsif de son visage changea comme si un vague bien-être était entré en lui.
– Merci, murmura-t-il. Oh! non! vous ne me voulez point de mal!
– Du chevet de ce pauvre étudiant, poursuivit le docteur, j’entendis un mot, un mot bizarre qui me frappa. Vous disiez: «Je suis le premier mari de Marguerite…»
La poitrine de Joulou rendit un gémissement et le docteur acheva:
– Dans votre breuvage, Monsieur le comte, il n’y avait rien, sinon ce mot-là. Marguerite Sadoulas n’est pas une empoisonneuse vulgaire. Elle tue à l’aide d’une arme invisible, subtile, sûre, qui ne laisse point de traces. L’autopsie qui ouvre la poitrine d’un mort n’y saurait retrouver ni la pensée, ni la parole. Et cependant, avec la parole, avec la pensée, Monsieur le comte, l’homme le plus robuste peut être assassiné!
Joulou songeait, plus tranquille, mais morne et harassé de son travail mental.
– Vous l’avez appelée Marguerite Sadoulas, murmura-t-il.
– Ne vous ai-je pas dit, répliqua le docteur amèrement, que je connaissais dès longtemps votre femme? Il vint à Paris, voilà de cela treize ans, un pauvre joyeux enfant qui était officier de marine. On le nommait Julien Lenoir…
– Julien! fit Joulou en un spasme. Julien Lenoir! c’était votre frère!
– Marguerite Sadoulas était bien belle alors, vous souvenez-vous? continua le docteur. Il y eut un combat extravagant entre deux jeunes gens, braves jusqu’à la folie; sur une table de café, où chacun d’eux avait juste la place qu’il fallait pour tuer ou pour mourir. Vous avez dit vrai, Monsieur le comte, Julien Lenoir était mon frère, et sa mort a été le grand deuil de ma vie.
– Savez-vous le nom de son adversaire? murmura le malade d’une voix plaintive et brisée.
Le docteur se pencha sur lui et lui donna par deux fois l’accolade fraternelle en disant:
– Celui qui tomba au coin de la rue Campagne-Première et du boulevard Montparnasse, il y a onze ans, dans la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres, ne vous a-t-il pas déjà pardonné?
– Oh! fit Joulou défaillant, vous savez tout! et Marguerite est perdue!
Il y eut une fierté sereine dans le regard de M. Lenoir, pendant qu’il répondait:
– Je vous l’ai dit une fois et je vous le répète: mon rôle n’est pas de punir. Si cette femme n’est pas en travers de mon chemin, quand il me faudra passer pour bien faire, qu’elle aille saine et sauve, et qu’elle ait le temps de se repentir!
– Elle se repentira! s’écria Joulou. Elle se repent déjà! nous avons causé. Si vous saviez quels trésors de tendresses il y a dans cette âme tourmentée, que l’enfer semble habiter à de certaines heures! Pour la connaître, il faut avoir longtemps vécu près d’elle, et vous n’avez vu d’elle que les sanglants côtés de sa vie…
M. Lenoir dit froidement:
– Je vous vois sur ce lit, à trente-quatre ans, ressemblant à un vieillard qui meurt de son grand âge, vous, Joulou du Bréhut, le fils d’une race où l’on vit jusqu’à cent ans!
– Écoutez, fit le malade, qui joignit ses pauvres mains; elle a été bonne pour moi, ces derniers jours. Demandez à la princesse d’Eppstein! Je ne suis pas suspect envers celle-là qui m’a rendu ma conscience. Elle n’a jamais fait de mal, jamais, entendez-vous, à Nita de Clare. Savez-vous ce qu’elle a imaginé? C’est un noble et beau dessein: unir les deux jeunes gens, Nita et ce Roland, qui a droit à toute la fortune. Elle me l’a dit…
– Et vous l’avez crue! murmura le docteur qui songeait.
– Comment ne pas la croire? s’écria naïvement Joulou. Elle se sent vaincue, elle a peur, elle veut acheter son pardon.
– Il n’est pas dans la nature de Marguerite Sadoulas de se croire jamais vaincue, pensa tout haut le docteur.
– Vous êtes son ennemi, Monsieur Lenoir, insista Joulou, et vous avez le droit de la juger sévèrement; mais je vous jure qu’elle est bien changée!
– Tout à l’heure vous disiez, objecta le docteur, et votre voix avait un accent singulier: «Elle va apporter la potion – elle-même.»
– Oui, certes, mais ma tête est si faible! Et vous-même aussi, n’avez-vous pas répondu à ces craintes puériles? Je me croyais empoisonné. Je ne le suis pas!
– Vous l’êtes!
– Pas comme je l’entendais.
– Vous l’êtes! répéta le docteur durement.
– Eh bien! s’écria le malade, le rouge aux joues et l’œil brillant, je la défendrai, Monsieur Lenoir, je la défendrai, fût-ce contre vous! Elle m’a rendu sa tendresse, elle m’a dit ses secrets, elle a confiance en moi…
– Depuis trois jours!
– Qu’importe le temps?
– Le temps importe, Monsieur le comte, l’interrompit Lenoir en lui fermant la bouche d’un geste plein d’autorité. Le temps importe, et le mien ne m’appartient pas. Vous êtes empoisonné. J’ai vainement essayé d’adoucir l’amertume du contrepoison qu’il vous faut boire. Marguerite Sadoulas veut être duchesse de Clare; elle le veut aujourd’hui plus qu’hier. Marguerite Sadoulas me demandait tout à l’heure si vous vivriez encore demain à midi. Elle est pressée. Et en quittant cette chambre, ceci est pour appuyer les preuves de confiance qu’elle a pu récemment vous prodiguer, elle avait une telle frayeur de ce que vous pourriez me dire qu’elle m’a glissé à l’oreille et comme on met un écriteau au-devant des rues défoncées: «N’écoutez pas ce malheureux qui va mourir fou!»
III Similia similibus curantur
Une heure s’était écoulée, et plus d’une fois le docteur Abel Lenoir avait cru entendre des pas furtifs, derrière la porte, dans le corridor qui communiquait avec le centre de l’hôtel.
Mais désormais, le comte du Bréhut de Clare et lui parlaient tout bas.
Pendant cette heure, les derniers préparatifs de la fête s’étaient achevés. On n’entendait plus aucun bruit de marteau. Au contraire, les tâtonnements de l’orchestre, cherchant son unisson, envoyaient des dissonances sauvages le long des corridors, et quelques voitures provinciales avaient déjà roulé sur le pavé de la cour.