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La comtesse et la princesse, seules démasquées au milieu de tous ces visages de soie, avaient fait jusqu’alors les honneurs avec une grâce charmante.

Ce fut à une heure du matin qu’elles mirent leurs masques toutes les deux, pour se mêler à la fête, et que le dernier acte de notre drame commença.

Il y avait en ce moment un couple qui excitait très vivement l’attention: deux jeunes gens en dominos noirs, l’un svelte et fièrement proportionné, l’autre portant un embonpoint précoce qui n’ôtait rien à la grâce de sa taille et lui donnait même une sorte de majesté. Ils avaient des demi-masques sans barbes, et quand leurs dalmatiques de soie s’entrouvraient on voyait à leurs poitrines de longues brochettes d’ordres étrangers.

Dans la première série des Habits Noirs, le fils de Louis XVII a joué un rôle; dans le présent récit, il ne fera que passer.

Sous le masque, celui des deux jeunes gens qui était gros, laissait deviner un profil absolument bourbonien, et cela occupait beaucoup ce monde pour qui le roi ne s’appela jamais Louis-Philippe. On avait ici peu de sympathie pour le prétendu Louis XVII, et son fils, M. le duc de B…, n’inspirait que de la curiosité.

Mais il inspirait une énorme curiosité.

Son compagnon, celui qui avait une taille élancée, paraissait pour la première fois dans un salon parisien. Il avait nom le prince Orland Policeni. Il venait de Rome, où il avait, disait-on, manqué un grand avenir ecclésiastique en refusant de prononcer des vœux, et allait près du roi de Naples qui lui donnait un grade dans ses gardes du corps.

Nul ne saurait expliquer comment ni pourquoi aujourd’hui, justement, la romanesque histoire de la nuit du mardi gras, oubliée depuis dix ans, et tout d’un coup ressuscitée, allait et venait dans les nobles salons de l’hôtel de Clare, comme une nouvelle toute fraîche. Chacun la racontait, et cela donnait un certain à-propos à deux costumes de Buridan qui eussent été cruellement démodés sans cela.

Nous reviendrons à ces costumes de Buridan, portés sans doute par des antiquaires effrontés qui exhumaient ainsi une mode vieille de onze années. Ce n’étaient pas les premiers venus, car l’un dansait en ce moment avec la princesse Nita d’Eppstein tandis que l’autre promenait Mme la comtesse du Bréhut de Clare.

Parlons d’abord du prince Orland Policeni, garde du corps du roi de Naples.

Figurez-vous que notre joli vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avec son sourire blanc, ses yeux noirs et ses cheveux mieux vernis que des escarpins, avait nourri jusqu’à ce dernier moment l’espoir de jouer un grand rôle, le rôle principal de la comédie, le rôle que le bon Jaffret et le roi Comayrol avaient offert à M. Cœur, le rôle que tenait maintenant le prince Orland Policeni.

Car c’était comme au théâtre, où parfois, par suite de la démission des vieux ou de l’impuissance des illustres, un débutant surgit aux dernières répétitions et s’empare de l’affiche.

Le prince Policeni, cet inconnu, écartait sans effort Gioja et M. Cœur. Il était duc de Clare, par la grâce de Marguerite.

Marguerite était ici supérieurement soutenue. Elle avait fait la leçon aux membres de l’ancienne étude Deban et à d’autres. On lui obéissait à demi-mot. Annibal Gioja lui-même, sans répugnance apparente, sinon sans regret, travaillait pour son rival victorieux.

Marguerite avait une armée nombreuse et bien disciplinée.

Mais que sont les soldats d’une pareille armée auprès de l’auxiliaire géant qui s’appelle le monde, énorme et lourd poisson, possédant tout l’esprit, toute l’intelligence, toute la malice de l’univers, mais toujours prêt à mordre au plus grossier hameçon?

Les gens qui combattent à leur insu sont les meilleures de toutes les troupes.

Cette armée-là n’inspire aucun soupçon parce qu’elle n’en mérite aucun. Elle est honnête, noble, fière, candide. Elle manœuvre à cent coudées au-dessus des viles intrigues qu’elle sert. Mais elle les sert, et d’autant plus puissamment, qu’elle n’est jamais complice.

Ceux qui savent jouer de cet orgue puissant et terrible qui a nom «tout-le-monde» obtiennent de magiques résultats.

À mesure que les touches du vivant clavier sonnaient sous un doigt invisible et habile, les histoires du passé revenaient pour ceux qui les connaissaient vaguement, pour ceux aussi qui jamais n’en avaient entendu parler. Dans ce monde où nous sommes, les choses les plus scabreuses se disent aisément. La langue du mépris est riche. Ils ont une façon aisée et toute naturelle d’exprimer les idées devant lesquelles nos plumes reculent. C’est simple. Cela ne révolte pas. Les jeunes filles l’écoutent froidement. Il semble qu’on parle de choses scientifiques ou chinoises.

On parlait donc de cette maison du boulevard Montparnasse, d’où sortit l’héritier de Clare pour être poignardé. On appelait presque la maîtresse de cette maison par son vrai titre.

C’est du latin que cette langue noble! Elle nomme un chat un chat. Mais de quel ton!

Et c’était, je vous l’affirme, d’un intérêt profond. Toutes les péripéties de cette nuit lugubre y passaient. On montait les cinq étages de la pauvre duchesse Thérèse. On entrait au couvent de Bon-Secours, derrière la civière qui portait le blessé. On voyait, penchés à son chevet, le duc Guillaume, la mère Françoise d’Assise, et cette enfant qui était maintenant une radieuse jeune fille, la princesse Nita d’Eppstein.

Le duc et la religieuse étaient morts. La princesse d’Eppstein allait-elle reconnaître le blessé de Bon-Secours et lui rendre son opulent héritage?

Il y avait, à tout prendre, un dénouement possible et heureux: des fiançailles.

Ils étaient beaux tous deux, jeunes, riches, nobles.

Mais pourquoi s’était-il enfui du couvent de Bon-Secours autrefois?

Pourquoi était-il allé se perdre en Italie?

Que signifiait ce nom de Policeni?

Joie des questions insolubles, plaisir des imbroglios dramatiques, voluptés inhérentes à ces problèmes, posés selon l’art, qui sont offerts et résolus deux cents fois de suite sur nos théâtres populaires!

Tout est spectacle ici-bas, et, au fond, le peuple noble est un peuple comme l’autre. Il a ses curiosités propres, ses naïvetés, ses commérages…

Quelques minutes après une heure du matin, cette charmante princesse Nita d’Eppstein dansait donc un quadrille avec l’un des deux seuls Buridan, qui fussent dans les salons de Clare, tandis que l’autre Buridan promenait Mme la comtesse.

Nous sommes forcés de nous occuper tout d’abord de ces deux Buridan, quoique l’entrée d’un très illustre avocat fit en ce moment sensation. Nous nommerons l’illustre avocat M. Mercier, permettant à chacun de reconnaître, sous cet humble pseudonyme, une des gloires les plus éclatantes du barreau français. Nous ajouterons seulement que sa présence donna un intérêt plus vif aux bruits qui couraient, d’autant que le jeune prince Policeni, quittant le bras du duc de B…, sur un signe de la comtesse, fut incontinent présenté à M. Mercier, qui l’entraîna dans une embrasure.

L’affaire s’engageait judiciairement.

Ce garde du corps du roi de Naples était-il assez puissant déjà pour que Mme la comtesse tentât un compromis?

Ceux qui prétendaient savoir le fond des choses, et cette classe est toujours assez nombreuse dans de pareilles foules, souriaient avec suffisance et prononçaient le mot: procès. Procès inévitable.