Il y avait un autre héritier de Clare, un Louis XVII aussi de cette royauté privée, un personnage mystérieux, romanesque, impossible: un M. Cœur qui peignait des enseignes et des tableaux pour MM. les artistes en foire!
Une aventure de l’autre monde, celle-là, et à laquelle aucune personne raisonnable ne voulait entendre, excepté cette bonne dame là-bas, la marquise douairière de La Rochegaroux qui était devenue pauvre à force de croire. Elle avait cru, de compte fait, à treize Louis XVII différents, qui lui avaient coûté chacun un treizième de son douaire.
Elle aurait cru à Similor, si cet artiste était venu chez elle lui dire: «Je suis Agamemnon!»
Au faubourg Saint-Germain, la douairière de La Rochegaroux s’appelle légion. Les escrocs savent cela et affluent.
Le premier Buridan, celui qui avait l’honneur très envié de promener Mme la comtesse du Bréhut de Clare, était Léon Malevoy. Il semblait calme; il était fait désormais à sa fièvre.
– Eh bien! lui dit la comtesse en sortant de la galerie où était l’orchestre, ai-je accompli ma promesse? Avez-vous entendu parler du juge d’instruction?
– Non, répondit le jeune notaire. Je suis maintenant fixé sur ce fait que vous tenez mon sort entre vos mains.
– C’est déjà quelque chose, murmura Marguerite en riant et en distribuant des signes de tête à la ronde, car elle voulait être reconnue et poser en quelque sorte son identité sous ce costume de volcan. Je ne suis pas bien méchante, vous savez, et j’ai conservé un grand faible pour vous. Pourquoi votre sœur n’est-elle pas venue?
– Elle s’est trouvée malade au moment de partir, répliqua Léon avec embarras.
La comtesse resta un instant pensive, puis elle dit:
– C’est une charmante jeune personne. Peut-être vaut-il mieux, en effet, qu’elle ne soit point mêlée à tout ceci… Vous êtes-vous enfin rencontré avec notre fameux M. Cœur?
– Il m’a fait trois visites, repartit Léon; je suis allé le voir un nombre égal de fois. Il semble que le hasard s’en mêle et nous sépare.
– Qui sait! murmura la comtesse avec une significative lenteur. Vous ne vous trouverez peut-être que trop tôt en face l’un de l’autre. Je vous l’ai dit déjà: je suis pour vous deux une manière de camarade; je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur… ni à l’un, ni à l’autre!
Léon ne répondit point.
– Vous ne me demandez pas de nouvelles de M. le comte? reprit Marguerite.
– On le dit bien… souffrant! murmura Léon qui détourna les yeux.
– Pas tant que cela. Nous avons mis la main sur un charlatan qui le ressuscite. C’est étonnant comme ces imposteurs font durer ceux qui glissent entre les doigts des médecins sérieux. Vous connaissez le docteur Lenoir?
– Le docteur Abel Lenoir n’est pas un charlatan, Madame, répondit Léon. Je ne sais pas à Paris de réputation plus solide et plus honorable que la sienne.
– Moi, je l’appelle charlatan, répliqua la comtesse, parce qu’il guérit. Ne voyez-vous pas, Malevoy, que je suis très gaie, et qu’au fond j’aime tout bourgeoisement mon pauvre Joulou?
Il y eut encore un silence. Léon tressaillit tout à coup.
– Est-elle délicieuse! murmura la comtesse en suivant la direction de son regard.
Léon s’était arrêté. Il avait comme un éblouissement. Nita glissait devant ses yeux: Nita, le nuage d’été. Elle dansait avec l’autre Buridan, qui était masqué comme Léon lui-même. Les deux Buridan se regardèrent à travers les trous de la soie.
– Ah! vous m’avez reconnue, Monsieur mon notaire! dit Nita en riant, et en rougissant aussi, du moins son danseur crut-il voir le sang lui monter aux joues. Rose m’avait trahie, je vois cela; mais elle vous a trahi de même. Je viens de recevoir une lettre d’elle, une lettre mystérieuse où je n’ai rien compris, sinon qu’elle est malade. Est-ce bien réel, cette maladie?
– Bien réel, répondit Léon qui regardait toujours le cavalier de Nita.
Le cavalier de Nita regardait Marguerite.
Il offrit sa main à la princesse d’Eppstein pour la figure qui continuait.
– C’est M. de Malevoy? dit-il en menant sa danseuse.
– Oui, répondit Nita. Vous connaissez sa sœur, ma meilleure amie.
– Je le connais, lui aussi! murmura le Buridan avec un singulier accent.
Marguerite et l’autre Buridan s’éloignaient. Marguerite dit:
– Mlle de Malevoy a eu tort d’écrire à Nita. Une lettre mystérieuse! Que signifie cela? Je fais de mon mieux, mon pauvre Léon, mais si votre sœur vient se jeter à la traverse, tant pis pour vous!
– Tant pis pour moi! répéta le jeune notaire. Quoi qu’il arrive, tant pis pour moi! J’ai comme un pressentiment qui écrase ma pensée!
– Et tout cela, au moment de gagner le plus beau de tous les quines à la loterie! s’écria la comtesse. Nous avons M. Mercier, vous savez?
– À quoi vous servira M. Mercier?
– Voyons! fit nettement la comtesse qui s’arrêta tout d’un coup. Vous ne demandez que Nita, n’est-ce pas? Vous n’avez pas la prétention d’emporter sous votre bras la succession de Clare?
– Nita! murmura Léon dont les mains tremblantes se joignirent malgré lui. Oh! si j’espérais ce bonheur impossible!…
La comtesse éclata de rire.
– Il y a donc encore des amoureux d’opéra-comique! dit-elle. Avez-vous des yeux? L’avez-vous vue changer de couleur quand elle vous a regardé?
– Nita! répéta Léon. Je n’ai rien vu. Je sais que je me laisse glisser sur une pente folle…
– Oh! les lâches amoureux! fit Marguerite qui lui secoua le bras avec une impatience admirablement jouée, les poltrons du sentiment! les troubadours timides! Il faudra que la malheureuse enfant monte sur un toit pour crier aux quatre coins du cieclass="underline" «J’aime M. Léon de Malevoy, quoiqu’il ait l’indignité d’être notaire!»
– Ne raillez pas, Madame, murmura Léon, je souffre… Je souffre mortellement!
– Pourquoi souffrez-vous, puisqu’on vous affirme… Léon l’interrompit:
– Je souffre, parce que votre moquerie a dit vrai, Madame: je ne croirai pas avant d’avoir entendu mon arrêt prononcé par Nita de Clare elle-même.
Il y eut sous le masque de Marguerite un étrange mouvement de joie.
– Elle le prononcera! dit-elle d’un accent si résolu que le cœur de Léon tressaillit dans sa poitrine. Avant la fin de cette fête, vous entendrez l’aveu tomber de sa propre bouche. Je m’y engage. Êtes-vous content?
– Si Dieu veut cela, Madame, répondit le jeune notaire d’une voix étouffée, je vous appartiendrai: mon cœur et mon honneur!
Autour de ces étranges paroles, les quadrilles mêlaient leurs cérémonieuses figures. Et tout ce qui se peut dire de grave et de frivole se disait avec accompagnement des motifs du Domino noir qui était alors tout jeune, et du Pré-aux-Clercs, qui sera jeune toujours. On parlait du roman à la mode et du changement de ministère, de la partition promise par Meyerbeer, du drame de Victor Hugo et de la censure qui se torturaient l’un l’autre, d’une duchesse qui avait trompé une danseuse, d’une danseuse qui allait s’éveiller duchesse; Dieu me pardonne! On parlait de la dot de la reine des Belges, un pauvre étroit million, le dixième de la dot d’une baronne d’Israël, et l’on trouvait cela trop cher pour une fille et pour une femme de roi!