Pour celles qui sont, comme Rose, intelligentes, droites et vaillantes mieux vaudrait savoir.
Elle avait gardé en elle-même un souvenir. Et tenez, il y a dans nos campagnes bretonnes une croyance populaire qui a peut-être son origine au fond de la réalité. On montre là-bas de claires fontaines dont les eaux diamantées portent malheur. Des jeunes filles en ont bu qui emportèrent à la maison le germe d’un mal étrange. Et croyez bien que les médecins n’y voyaient que du feu: c’est toujours ainsi quand les médecins sont mentionnés dans la légende. Les médecins appelés disaient ceci et disaient cela, en grec, en latin, en français même, s’ils étaient bons enfants, mais ils laissaient mourir les jeunes filles.
Or, savez-vous, à la veillée qui suit le décès, par la pauvre bouche des jeunes filles mortes, un serpent sortait… un grand serpent!
La source claire contient d’imperceptibles couleuvres; on les boit avec les diamants de l’eau. Une fois qu’elles sont dans le beau corps des jeunes filles, ces bêtes hideuses, elles grandissent, elles grandissent, car elles ont chaud et mangent bien.
Elles mangent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que le cœur.
Alors, on va cueillir cette blanche couronne de fleurs qui coiffe là-bas le front des vierges décédées.
L’amour est beau, loin de ressembler à cette odieuse couleuvre, mais on le boit ainsi, sans savoir, mieux que cela: on le respire.
Oh! ne croyez pas ces sages qui nient un fait parce que le roman l’affirma. Ne croyez pas non plus tout le roman, mais choisissez, car dans le roman c’est la vérité seule qui vous émeut et qui vous attire. S’il me fallait préciser le mal produit par le roman, je dirais: le roman est nuisible, parce qu’il empêche de croire. Il est comme ces menteurs qui démonétisent jusqu’à la vérité.
Laissez douter ces sages. Les chanteurs d’Italie à qui un chirurgien tailla la voix dans leur enfance ont aussi des doutes bizarres, et les aveugles passent pour n’avoir point de saines idées au sujet des couleurs.
L’amour se prend dans quelque chose qui est plus clair que l’eau diamantée, plus rapide qu’un souffle et plus subtil que l’air. Cinq fois sur dix, il naît d’un premier regard. Si le roman ne ressassait pas ces banalités elles seraient paroles d’Évangile.
Il y a une autre vérité, c’est que les amoureux ne comprennent rien en dehors du rayon de leur propre passion. Roland n’avait point deviné le secret de Rose. Nita lui cachait Rose, comme une lumière placée tout à coup entre l’œil qui regarde et l’objet regardé empêche de voir.
En Rose il voyait Nita.
Dans l’entrevue du cimetière Montparnasse, il ne fut question que de Nita. Et cependant, en sortant de cette entrevue, Rose aimait si passionnément que la pensée de lutter survivait en elle. Il fallut, pour la convertir à la résignation dévouée, une autre entrevue avec Nita.
Nous l’avons vue, au douloureux retour de ces deux voyages, triste et belle, dans le cabinet de son frère, où une troisième révélation l’attendait.
Son esprit était en fièvre, son cœur aveuglé doutait; mais, du fond de ce trouble, l’idée du devoir surgissait. Depuis ce soir-là, et pour la première fois de sa vie, Rose marchait seule, dans une route qui n’était point celle de son frère.
Les aveux de celui-ci ne s’étaient point renouvelés, mais Rose savait désormais d’où venait sa réserve. La main de la comtesse était là.
Elle fit dessein de sauver Léon toute seule et malgré lui-même.
Quant à Roland, depuis cette soirée où il avait quitté le pavillon Bertaud, abdiquant solennellement la royauté de l’atelier Cœur d’Acier, il avait loué tout uniment un appartement en ville et vivait comme le premier venu.
Chaque existence a ainsi une heure qui est le pivot autour duquel tourne la destinée.
L’heure de Roland avait sonné.
Une minute avant la visite de Nita au pavillon Bertaud, Roland eût fui au bout du monde pour ne point voir surgir aux yeux de tous le fantôme de son passé. Mais il est certain que ces vieilles répugnances, ces terreurs enracinées par l’habitude, exagérées par la timidité native d’un caractère, s’évanouissent au premier souffle de la passion qui veut s’affirmer.
Le soir de ce même jour, Roland était prêt à combattre.
Sa pensée supprimait l’espace qui séparait le lointain prologue du drame de sa vie qui allait commencer.
Il sentait cela. Il voulait vaincre pour celle qu’il aimait. De sa propre main, il eût désormais déchiré le voile, ramené sur son visage avec tant de constance.
Dès le second jour de son existence nouvelle, il chercha et trouva l’adresse du docteur Abel Lenoir dont il fit son confesseur.
Le docteur Lenoir était de ces belles âmes qu’oblige et inféode la mémoire de leur propre bienfait. Il se souvint de la pauvre malade de la rue Sainte-Marguerite qui l’avait nommé, à la dernière heure, son exécuteur testamentaire. Par le docteur Lenoir, Roland eut le secret tout entier de Thérèse, duchesse de Clare, sa mère.
Par le conseil du docteur, il vit des hommes de loi et se fit reconnaître purement et simplement auprès des anciens élèves de l’atelier Delacroix, pour ce beau jeune rapin qu’on appelait jadis Roland tout court.
Roland ne garda qu’un secret vis-à-vis du docteur: il lui cacha la mission confidentielle qu’il avait donnée à M. Baruque et à Gondrequin-Militaire sur les indications de cet immoral Similor.
Pour tout le reste, il suivit exactement les indications de M. Lenoir, évitant tout rapport avec Mme la comtesse du Bréhut qui le cherchait, et avec Léon de Malevoy qui avait inséré à la quatrième page des journaux un avis à son adresse.
Le docteur connaissait et aimait Léon de Malevoy. Il avait pour Rose un respect enthousiaste.
La veille du bal de l’hôtel de Clare seulement, et sans qu’il eût rien fait pour cela, le docteur Abel Lenoir fut appelé auprès du comte du Bréhut qui était mourant. Il donna un médicament à cette première visite et ne se prononça point. En revenant, il dit à Roland:
– Vous comptiez aller malgré moi au bal de Mme la comtesse. À présent, nous sommes du même avis. Il faut qu’on vous y voie. Vous aurez votre ancien costume de Buridan. C’est nécessaire.
Roland vint en costume de Buridan.
La comtesse et lui n’échangèrent qu’une parole.
La comtesse lui dit en le saluant:
– Monsieur le duc, les apparences ont été contre moi. Il y a dix ans que je vous cherche pour vous faire heureux et glorieux. Voulez-vous épouser la princesse d’Eppstein, ma pupille?
– Madame, répondit Roland, je ne vous accuse pas. Je ne suis pas encore duc de Clare, et la main de la princesse d’Eppstein n’est à personne qu’à elle-même.
Ils se séparèrent. Dans la pensée de Marguerite, il était condamné sans appel. Quand Roland s’approcha de Nita, elle lui dit:
– Je vous attendais. Vous m’avez fait faux bond pour la première contredanse.
Et comme Roland s’étonnait, elle ajouta: