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– Mme la comtesse me l’avait demandée pour vous, de votre part.

Mais je vous affirme qu’il n’y eut point de longues explications au sujet de ce petit mystère. Nita et Roland avaient autre chose à se dire.

– Je ne saurais pas vous exprimer, murmura la jeune fille en pressant le bras de son cousin après la contredanse finie, comme ces souvenirs vivent en moi. J’étais tout enfant, puisque voilà onze ans de cela, et pourtant, il me semble que c’était hier. Je vous vois encore sur votre lit, dans ce parloir nu et froid du couvent de Bon-Secours, avec cette vieille femme à moitié endormie à votre côté. Ma bonne tante Rolande, votre marraine, mon cousin, celle qu’on nommait la mère Françoise d’Assise, vous avait deviné. Elle aimait si bien mon oncle Raymond, votre père! Moi, je vous regardais, pâle et beau sur ce lit. Je ne pouvais comprendre ce qu’on disait; que vous ne parliez pas et que vous aviez perdu la faculté d’entendre. Quand mon père consentit à vous prendre chez nous, à l’hôtel de Clare… chez vous, plutôt; Roland, car vous eussiez été chez vous, ici, et vous y êtes! quand mon père consentit à vous donner asile dans cette maison, si vous saviez comme j’étais heureuse!

Elle sentit que Roland, muet d’émotion, serrait son bras contre son cœur.

– Se peut-il, pensa-t-elle à demi-voix, qu’un enfant comme je l’étais alors, ressente déjà ce qui doit être plus tard de la tendresse!

– De l’amour! Nita, l’interrompit Roland en extase. Oh! répétez ce mot que vous avez déjà dit!

– C’est vrai, je l’ai dit! fit la princesse en souriant; je vous aime, je suis heureuse de vous aimer… peut-être pas depuis ce soir-là, pourtant, s’interrompit-elle, car je ne voudrais pas mêler des enfantillages à l’expression de ce sentiment qui remplira ma vie; mais depuis le jour où je vous reconnus, près de la tombe de votre mère. Comment vous faire comprendre cela, Roland? Je vous reconnaissais sans le savoir. J’éprouvais cette joie de l’âme qu’on a à revoir un cher ami. Et je veux vous dire une chose qui fait ma peine: j’ai bien peur que cette rencontre n’ait frappé deux cœurs à la fois. Mais que vais-je raconter là! si vous alliez l’aimer, Roland! elle est bien belle!

Une nuance de pâleur vint à ses lèvres souriantes. Ils traversaient le salon qui précédait le boudoir charmant, nommé: le billard.

Mme la comtesse et Léon de Malevoy venaient de les croiser.

– Oh! vous, Nita, murmura Roland dont la voix trembla légèrement, vous ne pouvez pas être jalouse; mais moi…

– Mais vous! répéta la jeune fille étonnée.

Roland allait parler. Il se retint et dit seulement:

– Je vous aime tant, et tout le monde vous admire…

– C’est mon costume! répondit la princesse. Est-il assez joli?

– Bien moins joli que vous!

– Flatteur! mais laissez-moi vous dire: je ne vous parlerais pas comme je le fais, si je n’avais la permission…

– De Mme la comtesse? l’interrompit Roland qui s’arrêta court. Nita sourit.

– Oh non, fit-elle, j’ai peut-être tort; mais je prends rarement les avis de Mme la comtesse.

Elle regarda son cousin dans les yeux et ajouta:

– Je parle de mon père qui est mort en caressant cet espoir.

– Dites-moi, s’interrompit-elle, Roland, dites-moi bien qu’il n’y a en vous ni doute ni rancune au sujet de mon pauvre bon père.

– Ni rancune ni doute, répéta le jeune homme. Ma mère est morte victime d’une erreur dont le duc Guillaume n’était pas le complice.

Comme ils arrivaient à la porte du petit vestibule, donnant accès dans le billard, le maître de cérémonies s’effaça pour les laisser passer. Ils entrèrent, mais ce fut sans prendre garde à la bizarre faveur dont ils étaient l’objet. Ni l’un ni l’autre n’avaient remarqué le manège de la sentinelle, mettant son profond salut et le nom de Mme la comtesse entre la porte et ceux qui voulaient franchir le seuil.

Parmi les radieux salons et les réduits exquis que la maîtresse de céans avait prodigués au plaisir de ses hôtes, le billard méritait une mention spéciale. Il semblait qu’une main caressante eût multiplié dans cet espace étroit tous les jolis prestiges du luxe parisien et toutes les mignonnes féeries. Rien ne rappelait l’usage habituel auquel le lieu était consacré. Une tenture de lampas fleuri habillait les lambris sévères et dissimulait les attributs du noble jeu qui fit de Chamillard un ministre de Louis XIV. La place même de cette table oblongue, recouverte d’un doux tapis, où les virtuoses de l’effet font décrire aux billes de si miraculeuses courbes, était occupée par un jardin en miniature, au milieu duquel un jet d’eau lançait ses gerbes perlées.

Roland et Nita ne s’étonnèrent point d’abord de la solitude qui régnait dans cette délicieuse retraite. Le bal les entourait: ils en respiraient la tiède atmosphère, ils en pouvaient écouter la voix qui venait en un large murmure, dominé par les accords lointains de l’orchestre.

Mais ils ne voyaient plus le bal; un rideau était tombé entre eux et les regards de la foule. Ils étaient, comme s’ils eussent partagé dans leur premier baiser l’anneau du berger Gygès qui rendait invisible.

Ils furent du temps à s’apercevoir de cette éclipse; car, Dieu merci, aucun d’eux ne s’occupait beaucoup du bal ni de la foule; mais quand ils eurent fait le tour de la corbeille de fleurs, il y eut un moment où la conscience de leur isolement les saisit tout à coup.

Ils regardèrent autour d’eux. Tout ici parlait de la fête; la splendide cohue était passée ici, précisément; les traces de ce passage restaient; les sièges étaient dérangés et groupés au hasard: des fleurs, évidemment butinées dans la corbeille, jonchaient le tapis.

Pourquoi cet abandon subit?

Nita et Roland furent silencieux le temps qu’il faut pour ressentir cette émotion profonde et presque solennelle qui naît du premier tête-à-tête.

Quand ils parlèrent de nouveau, leurs voix étaient changées; chacun d’eux sentait vaguement cette responsabilité nouvelle que reconnaît la conscience humaine, dès que le contrôle cesse d’être.

Sous l’arbre mystique où pend ce fruit redoutable qui fit rougir Ève pour la première fois, on n’est téméraire qu’à la condition de craindre l’œil du maître. La peur fait la hardiesse, comme l’école enseigne le buisson.

Puis tous les deux à la fois eurent cette pensée: ils vont revenir!

Eux! ces mille regards qui sont le monde: le maître!

Roland porta la main de Nita à ses lèvres, en un long et religieux baiser.

Comme si l’écran qui, tout à l’heure, les effrayait presque eût été insufflant, ils allèrent loin, le plus loin possible, mettant la corbeille fleurie entre eux et la porte par où le maître pouvait venir.

Ils s’assirent l’un auprès de l’autre sur une causeuse, la dernière et la mieux ombragée. Le poids de leurs corps donna un mystérieux frémissement aux ressorts intérieurs du siège qui vibra tout entier, comme ils vibraient, elle et lui, dans chacune de leurs fibres.

– Je voudrais voir vos traits, Nita, dit Roland.

Elle ôta aussitôt son masque, montrant l’adoré sourire qui errait autour de ses lèvres pâlies.

Le masque de Roland aussi tomba.

Ils se contemplèrent en extase.

Bien peu se souviennent de ces heures. Quand ceux qui se souviennent racontent, les lecteurs disent: «Ce ne fut pas ainsi.» La mémoire, en effet, transforme en paroles tout ce que se disaient les deux pensées muettes. Les mots changent si complètement de signification alors! on chante la langue des dieux avec les plus vulgaires paroles, et mieux encore, oh! bien mieux, avec le silence!