Tout est amour, les sons, le souffle, le regard; il est amour, ce jeu de prunelles, amour aussi ce voile qui tombe au-devant des yeux. Il est amour ce sang généreux qui monte aux joues, elle est amour, cette belle, cette profonde pâleur.
Les vieux poètes le disaient, et vous vous moquez de leurs chansons naïves. Ils avaient trouvé un mot pour exprimer la voix d’amour. Comme le cheval hennit, comme la colombe roucoule, l’homme soupire, quand il aime. Les vieux poètes disaient cela, et cela vous fait rire.
Parce que, au théâtre, ceux qui vous divertissent en parodiant l’amour, hurlent, gesticulent, dissertent, riment et sermonnent. Or, vous voyez tout désormais au travers du théâtre qui vous assotit comme l’habitude d’un vin déloyal.
Vous avez là le plus invraisemblable, le plus inattendu des symptômes qui trahissent la caduque vieillesse du monde. Le monde, myope outrageusement, ne sait plus se regarder au miroir. Il raille ceux dont la vue était bonne. Il lui faut des fantasmagories éclairées à blanc et montrant des marionnettes aux grossières enluminures: des tire-l’œil, comme dirait Gondrequin-Militaire. Devant ces poupées, le monde essuie des besicles et dit: «Parbleu! Voilà mes voisins et amis: je les reconnais, parce qu’ils sont très laids.»
C’est pourtant vrai, comme il est vrai que l’alouette triomphe, que le cerf brame et que le lion rugit: l’homme qui aime soupire. Qu’importent les accompagnements de guitare qui ont déshonoré ce mot charmant?
Roland et Nita, tous deux, écoutaient le merveilleux langage de leurs âmes. Les yeux de la jeune fille languissaient; il y avait de superbes victoires dans la prunelle du jeune homme. Quand leurs mains se cherchèrent et s’unirent de nouveau., ce fut comme un hyménée, autour duquel toutes ces lumières envoyaient leurs rayons, toutes ces fleurs leurs parfums, tandis qu’une voix céleste, tombant d’un monde meilleur, la voix de Carlo-Maria Weber, arrivait, balançant les suaves mouvements de cette valse, profonde comme la rêverie qui berce et qui bénit…
Roland s’agenouilla. Nita mit ses belles petites mains dans les boucles de ses cheveux.
Après un long silence, Nita dit:
– Roland, voilà que vous devenez triste.
Roland baissa les yeux et répondit:
– Nous ne devons avoir rien de caché l’un pour l’autre.
– Oh! rien! s’écria Nita. Que peut-on cacher à son propre cœur?
Il l’attira contre son sein et murmura à son oreille:
– Il faut avoir pitié de moi. Depuis quelques jours, il semble qu’il y a autour de ma vie une sourde conspiration. Moi qui, pendant des années, n’ai pas reçu une lettre par semaine, je reçois dix lettres par jour. J’ai un ennemi, Nita, et j’entends ici par ennemi un homme qui puisse mériter ce nom: un égal. Vous connaissez M. Léon de Malevoy?
– Certes, répondit Nita, étonnée.
Roland l’examinait attentivement.
– C’est le frère de votre meilleure amie, poursuivit-il.
– Le frère d’une chère et noble créature qui vous aime de tout son cœur, murmura la princesse en baissant les yeux. C’est moi qui devrais être jalouse, mon cousin!
Elle essayait de montrer de la gaieté, mais elle avait un poids sur la poitrine.
– Vous devinez que je suis jaloux, Nita! prononça tout bas Roland.
– C’est vous qui le dites… commença-t-elle.
– Non l’interrompit Roland, je ne l’avais pas encore dit.
Elle fronça malgré elle la ligne délicate de ses sourcils. Roland joignit ses deux mains comme on prie.
– Je suis superstitieux, Nita, reprit-il d’une voix douce et presque suppliante, c’est le malheur de ceux qui ont vécu solitaires et qui ont souffert beaucoup. Ne vous fâchez jamais contre moi. Si le sujet que j’ai entamé vous déplaît, je ne continuerai pas.
Elle sourit.
– Êtes-vous donc un si grand fou! pensa-t-elle tout haut. Continuez, au contraire. Je vous aime mieux moins parfait. J’aurais eu peur de vous.
– Je suis superstitieux, poursuivit Roland d’un air pensif. Nous avons dû nous battre ensemble, M. de Malevoy et moi…
– Oh! s’écria la princesse, dès qu’il y a deux hommes, toujours bataille! Je préviendrai Rose!
Roland poursuivit encore:
– M. de Malevoy est un gentilhomme, et il a, dit-on, le cœur d’un gentilhomme; je l’ai vu autrefois; c’est un noble et beau cavalier. Je vous en prie, Nita, ayez pitié de moi: jurez-moi que M. de Malevoy ne vous a jamais adressé une parole trop hardie.
Nita rougit. C’était peut-être de fierté.
– Je jure, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que vous, Roland, mon méchant cousin.
– Ce n’est pas cela que je vous demande, Nita, insista le jeune homme qui fronça le sourcil à son tour.
La princesse d’Eppstein releva son beau front, mais sa colère ne tint pas contre le regard si doux qui l’implorait.
Elle allait répondre, lorsqu’un pas précipité se fit entendre dans le petit vestibule.
Ils remirent tous deux leurs masques vivement.
Le vicomte Annibal Gioja entra, le visage découvert, et tenant un portefeuille à la main.
– Un Buridan! s’écria-t-il avec un sourire si blanc que cela semblait surnaturel. Voilà mon affaire! Princesse, depuis que j’existe, je n’ai jamais vu un costume aussi ravissant que le vôtre. Ce n’est qu’un cri dans le bal. Vous êtes par délices! Monsieur Cœur, désolé de vous déranger! Vous ne me garderez pas rancune? Voici ce qui m’amène: nous autres Napolitains, nous tenons à notre réputation d’obligeance: on m’a chargé de vous remettre ce portefeuille.
– Ce portefeuille! répéta Roland en prenant l’objet qu’on lui tendait.
– Bien entendu, reprit le vicomte Annibal, dont le sourire jaunit quelque peu, que je ne me suis pas permis de voir ce qu’il y a dedans. Incapables, nous autres Napolitains! Cela vous est envoyé par deux braves garçons qu’on n’a pas laissé entrer, pour cause, et qui demandent instamment à vous voir: M. Gondrequin et M. Baruque; ce sont bien les noms. Ils sont ivres comme deux anges… Madame la princesse, j’ai mission de vous dire que M. le comte dort et qu’il ne faudra point l’aller voir. Quel médecin que cet homéopathe! J’ai bien l’honneur de vous baiser les mains.
Il pirouetta et s’en alla.
Roland ouvrit le portefeuille qui contenait les trois pièces que sa mère voulait acheter au prix de vingt mille francs: l’acte de naissance, l’acte de décès, l’acte de mariage du duc Raymond de Clare, plus son acte de naissance à lui Roland, et l’acte de décès de sa mère.
– Il faut que je voie ces hommes, dit-il à la princesse qui avait pu lire comme lui l’intitulé de ces diverses pièces. Je vous retrouverai tout à l’heure.
– Allez! dit-elle. Vous voilà duc, mon cousin, Je disais autrefois à mon pauvre père que jamais je ne consentirais à rien recevoir d’un homme, fût-il un roi. Mais à vous, Roland, il me plaît de tout vous devoir!