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– Tiens, tiens! pensa Joulou, c’est l’étude Deban qui folichonne!… Ohé! l’étude Deban! ohé!

– Ohé! fut-il répondu. Joulou! la brute! Nous grignotons, nos sols parisis, Messire. Il y a Philippe, Gauthier, Landri, Orsini, le roi, le ministre, mais il manque Buridan et les dames. Jette-nous Marguerite et saute après elle, ribaud.

De l’autre côté de la maison, les mains de Marguerite, plus blanches que les touches d’ivoire, couraient sur le clavier. Le piano chantait comme une âme. Roland écoutait en extase ces larmes perlées que pleure Desdémone et qui sont la romance du Saule…

V Un regard de Marguerite

Une demi-heure s’était écoulée. Joulou n’avait point cédé à l’invitation de l’étude Deban. Au contraire, il avait refermé sa fenêtre et restait assis bien tranquillement devant la table de cuisine. La première bouteille de Beaune touchant à sa fin. Les deux cuisses du poulet et la carcasse avaient disparu. Joulou était déjà rouge et animé: nous ne disons pas gai, car le murmure de voix qui venait du salon, où le piano ne chantait plus la romance du Saule, lui mettait des rides au front, tandis qu’il écoutait avec un mélancolique regret le refrain obstiné de la bamboche voisine.

Allons! Chantons! Trinquons! Buvons!

«Quant à avoir un poulet comme celui-là à la Tour de Nesle, pensa-t-il pour se consoler, bernique! C’est une maison d’un sou… Est-ce que je vais laisser les deux ailes pour Marguerite?»

Il ne parlait point de Roland dans son monologue que ralentissait un solide travail de mastication, mais ce n’était pas faute d’y songer. Déjà, trois ou quatre fois, Joulou s’était levé pour pousser une reconnaissance, sur la pointe de ses gros pieds, jusque dans le corridor. Chaque fois, il en était revenu plus sombre, quoique sans diminution notable d’appétit. Il prit le corps du poulet, afin de ménager les ailes, et se dit:

«Ce n’est pas que j’y tienne autrement à Marguerite, mais celui-là me déplaît!»

Marguerite était demi-couchée sur le divan, les deux bras arrondis sous sa tête. Ses yeux rêveurs semblaient suivre au plafond de vagues images qui fuyaient.

– Non pas pure comme de l’or, disait-elle à Roland qui l’écoutait subjugué. Le moindre choc entame l’or. Il faut avoir de l’or; il ne faut pas être d’or. Je suis d’acier. J’ai eu peur de moi-même parfois en me sentant si forte et si invulnérable. Que serait-il advenu si mon père, au lieu de mourir vaincu, était maintenant, comme il ne pourrait manquer de l’être, par le seul bénéfice du temps, un général heureux et glorieux? Je n’en sais rien et peu m’importe. J’ai vu le monde, ce qu’ils appellent le grand monde; j’ai fait plus: j’ai été du monde. J’aurais pu y rester, enchaînée par un lien de diamants et de fleurs. Le monde était comme vous, Roland, il me trouvait belle. Moi, je le regardai une fois avec les yeux de mon âme; il me fit mépris et pitié. Je vous ai dit: je n’ai pas de cœur; cela est vrai, dans le pauvre sens que vous attachez tous à ce mot. Cela signifie que ma conscience se révolte à l’idée d’avoir pour maître un homme…

– Mais si l’homme était votre esclave! l’interrompit Roland. Toute sa passion était dans le tremblement profond de sa voix.

– Vous êtes bon, murmura-t-elle, comme si un souffle soudain eût détourné le cours de sa pensée. Je n’ai jamais vu un jeune homme si beau que vous, et j’entends par beauté tout ce qu’on aime. Il y a dans votre prunelle veloutée la vaillance d’un chevalier des grands jours, la chère folie d’un poète; votre taille est souple et fait songer aux joies d’amour que j’ignore, que je dédaigne, mais que je devine et qui ont parfois troublé ma paix, quand la pensée d’aimer me venait avec votre souvenir.

– Est-ce vrai, Marguerite, est-ce vrai? balbutia Roland dont les mains se joignirent, frémissantes.

– Je suis pure comme l’acier, reprit-elle en affermissant sa voix, pénétrante plus qu’un chant. Je suis restée pure, intacte et blanche au milieu de l’orgie qui m’entoure et que je traverse volontairement. Je suis libre. C’est ma liberté qui fait ma force. Je bénis Dieu chaque fois que je regarde mon âme, entendez-vous, Roland, et comprenez-vous?

– Oh! si je comprends! soupira notre pauvre Buridan, la poitrine oppressée par une voluptueuse angoisse.

Marguerite ramena sur lui son regard franc jusqu’à la rudesse.

– Non, vous ne comprenez pas, dit-elle.

– Que faut-il faire!… s’écria Roland avec violence.

Elle lui tendit la main. Quand elle eut la sienne, elle pesa sur lui doucement, de manière à l’attirer jusqu’à elle.

Il n’y avait pas dans tout l’être de Roland une fibre qui ne tressaillit. Elle le baisa au front. Il chancela.

– Je suis plus vieille que vous, murmura-t-elle.

Puis, baissant à demi ses paupières qui laissaient sourdre du feu:

– Avez-vous senti? ajouta-t-elle, mes lèvres sont froides.

– C’est vrai, dit Roland, vos lèvres sont froides.

– C’est que tout mon sang est là! prononça lentement Marguerite en posant la main sur son cœur.

– Que disais-tu donc, Marguerite adorée!… s’écria Roland, qui l’étreignit dans ses bras.

– Laissez-moi, ordonna-t-elle tout bas.

Et Roland se releva comme si une main surnaturelle l’eût saisi aux cheveux par-derrière.

– Je disais, reprit-elle d’un accent glacé, que je n’aime pas, que je ne veux pas aimer. Je parlais de mon cœur qui est de pierre et de mon âme où je descends avec orgueil. Les jours viennent où il ne sera plus malséant d’ouïr une femme qui cause philosophie. Que disais-je auparavant? je parlais de Dieu que je remerciais de m’avoir créée forte et intrépide… Auparavant encore? Je disais qu’il n’y a rien au monde de si beau que vous, Roland. Et c’est vrai. Rien que j’aie vu, du moins, si ce n’est moi.

Les riches contours de son cou s’accusèrent tandis qu’elle redressait sa tête d’un mouvement orgueilleux et lent. Roland voyait des rayons tout autour de son front.

– Vous ne comprenez pas, reprit-elle en baissant les yeux avec une dédaigneuse lassitude. Personne ne comprend celles qui mettent le pied hors du sentier battu. Folles ou perverses! On leur donne le choix entre ces deux injures. Ce qui peut exister dans leur pensée, nul ne prend souci de le chercher. Si elles disent, cependant, à l’oreille de ceux qui les admirent, comme on applaudit un ténor aux Bouffes ou un jongleur au Cirque, si elles disent: «J’ai ma tâche qui est grande, mon dessein qui est hardi»; les sages raillent, les fous comme vous, Roland, remuent le fouillis de leurs romanesques lectures pour savoir à quelle héroïne idiote il faut comparer Marguerite… Il ne faut comparer Marguerite à rien, entendez-vous, Roland, ni à personne. Vous êtes beau comme elle, mais elle est forte. Êtes-vous fort?

– Cornebœuf! grondait le vicomte Joulou dans la cuisine, elle a dit qu’elle n’avait pas faim, et le poulet vaux mieux qu’elle! Il n’y a ni à Paris, ni à Ploërmel, ni même à Rome, une coquine aussi coquine que celle-là, j’en suis sûr! Puisque j’ai bu les deux bouteilles, je peux bien manger la dernière aile.

La seconde bouteille de Beaune, en effet, était vide. Le verre de Joulou aussi. Il mit la dernière aile dans son assiette et se leva pour aller chercher la cruche de bière.