VII Le second tête-à-tête
Le rôle du billard était fini. Quand Roland et la princesse d’Eppstein l’eurent quitté, il redevint un boudoir banaclass="underline" on y laissa entrer tout le monde.
Le rôle du «petit hôtel», ce gracieux paradis qu’habitait Nita de Clare, allait commencer.
Mais, avant de franchir le seuil de cette charmante solitude, dont le calme séculaire va s’éveiller en sursaut aux violences d’une terrible péripétie, nous avons un coup d’œil à jeter sur le bal.
Le bal était à son beau moment. Les ennemis les plus jaloux de Mme la comtesse du Bréhut de Clare n’auraient point pu dire autre chose, sinon que la fête était un brillant succès. Les bruits romanesques ou historiques qui allaient et venaient au travers des quadrilles, contribuaient eux-mêmes à mettre de l’animation dans le plaisir. On s’étonnait seulement de n’avoir point vu encore le garde du corps du roi de Naples, ce beau prince Policeni, danser avec le «nuage d’été».
Les plus curieux avaient interrogé déjà le célèbre avocat qui semblait avoir reçu les confidences de la famille, les plus curieuses surtout. Mais le célèbre avocat n’était point là pour trahir les secrets de ses nobles clients. Quelques-uns disaient, et c’est une chose singulière de penser combien d’actions disparates peuvent se croiser dans ces illustres foules, où nous voyons souvent tant de drames intimes coudoyer tant d’affaires de finance ou d’État; quelques-uns disaient qu’il se passait ici, au son des violons de Tolbecque, une grave et mystérieuse aventure. Devinez quoi. Je vous le donne en mille. Une instruction criminelle!
On n’y croyait pas, vous pensez bien, mais, après tout, était-ce donc impossible?
Certes, il ne s’agissait point d’une instruction criminelle authentique et timbrée sur chaque page, avec témoins levant leur main droite et disant je le jure, avant de déclarer. Ce n’était pas ici le lieu; mais, en dehors de la forme officielle, authentiquée par la présence du greffier, ce notaire de la justice criminelle, n’y a-t-il rien? Chacun sait bien que si. Les convictions se forment comme elles peuvent, et il est toujours temps de cartonner dans la forme les feuilles volantes de l’investigation personnelle.
Un juge d’instruction était là, dans les salons, voilà le fait certain. Vingt personnes l’avaient reconnu.
En acceptant sa fonction honorable et utile, ce juge d’instruction cependant n’avait point fait serment de refuser toutes les invitations de bal. Il était marié. Sa femme, une très piquante brunette qui n’allait pas dire au greffe tous ses mignons secrets, valsait comme une perdue. Le juge d’instruction ne pouvait-il être venu pour le seul plaisir de Madame?
Certes, certes. En cas de fantaisie, Madame l’eût mené bien plus loin que cela. Ces terribles hommes en robes noires sont sujets à cabrioler comme Aurio, quand Madame leur chatouille le creux de la main. Mais M. le juge d’instruction avait causé une heure durant avec l’illustre avocat.
Ils se connaissaient fort intimement; l’illustre avocat avait l’oreille de la magistrature, certes, mais le prince Policeni était venu en tiers, puis il s’était formé, dans une embrasure discrète, un groupe tout composé de dominos noirs.
Le temps était aux Habits Noirs. L’affaire Schwartz-Lecoq, quoiqu’elle n’eût point éclaté judiciairement, avait produit un de ces fracas sourds dont l’écho s’entend de loin et longtemps. On ne craignait pas les Habits Noirs, auxquels beaucoup de gens même s’obstinaient à ne point croire, surtout dans ces hautes régions du monde parisien, mais on parlait d’eux volontiers, proverbialement, ne fût-ce que pour en rire.
Depuis deux ou trois années, combien de bouches éloquentes ou puissantes, combien aussi de charmantes bouches ont plaisanté sur Jud, sur Muller, sur les acteurs du drame Trumpi, qui vient d’élever la Suisse à la hauteur des autres pays civilisés! Il faut avouer ingénument que rien n’est gai comme l’assassinat. Et prononcez donc en gardant votre sérieux (quand vous n’avez pas besoin d’elle), le nom de cette sinistre boutique qui paye un impôt dix fois plus exorbitant que celui du tabac, et qui fait fortune: les pompes funèbres! Les choses lugubres font rire.
Quelqu’un nomma ce groupe de l’embrasure: les Habits Noirs. Ce quelqu’un plaisantait, mais le nom resta.
Et voyez, à part l’illustre avocat et le juge d’instruction, qui, assurément, n’étaient pas les Habits Noirs dans le sens populaire du mot, le groupe se composait du prince Policeni, du roi Comayrol, de Moynier, de Rebeuf et de Nivert: tous ceux qui étaient venus parce que Marguerite leur avait fait tenir ce message: Il fera jour, cette nuit, à l’hôtel de Clare.
Comme le rire myope se heurte souvent à la vérité sans le savoir!
Vers deux heures du matin, le bon Jaffret, pâle comme un spectre sous son masque, vint rejoindre ce groupe.
Il y avait une raison toute particulière pour donner aux dires et gestes de ce groupe une très grande importance, dans les salons de Mme la comtesse. Ceux qui composaient ce groupe avaient prononcé à diverses reprises le nom de maître Léon Malevoy.
Or, rien n’avait encore transpiré de la position dangereuse où se trouvait le jeune notaire; mais il y a autour des positions de ce genre une atmosphère spéciale, étonnamment sonore. C’est dangereux comme les abords d’une poudrière, où la moindre étincelle peut déterminer l’explosion.
Souvenons-nous que tout le faubourg Saint-Germain dansait, cette nuit, chez Mme la comtesse, et que maître Malevoy avait la confiance du faubourg Saint-Germain.
L’explosion, si elle avait lieu, devait casser les vitres.
Jusqu’à présent rien n’éclatait; ce feu de grisou des cancans bavards ne rencontrait point la lampe imprudente qui l’eût enflammé. On riait, on causait, on polkait, on valsait. Les glaces étaient excellentes, les femmes adorables. L’absence des deux maîtresses de la maison qui aurait pu mettre un temps d’hésitation dans la fête, à peine remarquée, avait déjà pris fin. Le Nuage d’été et le Volcan se promenaient bras dessus, bras dessous, double comète, suivie par une queue d’hommages.
Nous avons pris soin de donner d’avance au lecteur le mot de cette énigme.
Il y avait deux nuages d’été: celui de Nita et celui que Mme la comtesse avait commandé quelques jours auparavant en sortant de l’étude Malevoy.
Il n’y avait qu’un volcan, mais il était pour deux.
Ce profitable vicomte Annibal avait trouvé, Dieu et lui savaient où, une admirable paire d’épaules pour endosser le premier costume de la comtesse.
De sorte que le Nuage d’été et le Volcan que nous voyons passer ensemble, et qui, pour tout le bal, représentaient Nita au bras de la comtesse, étaient en réalité la comtesse et la trouvaille de cet utile Annibal.
La comtesse jouait le rôle de Nita, la trouvaille jouait le rôle de la comtesse.
Nita, la vraie Nita, avait dans le billard son tête-à-tête avec Roland.
Tout était au mieux, en vérité.
Je vous prie de ne point prendre le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante pour un Italien de loisir. Pendant les quelques minutes que dura la promenade-exhibition du Nuage d’été et du Volcan, le vicomte Annibal, prenant à peine le temps d’étancher la sueur qui perlait sur l’ivoire poli de son front, sous le vestibule, reçut le portefeuille des mains de MM. Baruque et Gondrequin, le porta à Roland dans le billard, envoya ledit Roland aux deux lieutenants généraux de l’atelier Cœur d’Acier qui l’attendaient à la porte de l’hôtel, ramena Nita dans le bal et la laissa au milieu d’un groupe d’admirateurs empressés qui sollicitaient sa main pour la danse prochaine.