Libre de ce côté, il traversa la fête comme une flèche, rejoignit la comtesse et la «trouvaille» dans la galerie du milieu et prit le bras de cette dernière comme c’était son étroit devoir.
La comtesse, vaporeuse sous son nuage d’été, put alors aller à ses affaires. La trouvaille paradait pour elle.
Et quel danger à tout cela? Aucun.
Intrigues de fête, drôleries de carnaval. Pour Dieu! si l’on voyait des crimes sous toutes ces innocentes supercheries qui diaprent les nuits de Paris depuis le premier jour de l’an jusqu’au mercredi des Cendres!…
Il y en a quelques-uns, c’est vrai, mais pas plus qu’ailleurs.
L’affaire présente de Mme la comtesse, s’appelait Léon de Malevoy.
Elle n’avait pas de temps à perdre maintenant que Nita était rentrée dans les salons. Le vrai danger, c’était une rencontre avec Nita. Les deux nuages d’été, en se choquant, auraient produit un coup de tonnerre.
Mais, en ce firmament, il y avait place pour les deux nuées. La comtesse se fiait en ses yeux perçants, en son adresse consommée, en son étoile.
Les cartes de son jeu étaient d’avance préparées, la fièvre clouait le comte dans son lit; elle avait dépêché le docteur Lenoir et Mlle de Malevoy sur une piste imaginaire à la recherche de ce même Léon de Malevoy qu’il lui fallait et qu’elle avait ici sous la main. Roland lui-même était avec ses fidèles compagnons de l’atelier Cœur d’Acier.
Mais Roland ne pouvait tarder longtemps à revenir, car Nita l’attirait comme un aimant. Il fallait agir et agir vite.
En quittant Annibal, la comtesse lui dit:
– Dans une demi-heure, montre en main, vous conduirez de nouveau cette femme chez moi, par la même route. Elle reprendra ses habits, recevra son salaire et s’en ira. Alors, il sera temps pour vous d’agir; vous aurez des armes et vous viendrez au petit hôtel. Je ne me trompe pas: vous m’avez bien dit que les pistolets sont sur le guéridon?
– Oui, répliqua Annibal, tout est prêt.
– Allez, et soyez exact. Il s’éloigna aussitôt.
Léon était seul. Il errait inquiet et malheureux. La comtesse se débarrassa des danseurs importuns qui se pressaient autour d’elle, la prenant pour la princesse d’Eppstein, et marcha droit à lui.
– J’ai promis la prochaine contredanse au capitaine Buridan, dit-elle à haute voix, en arrivant à ses côtés.
Léon tressaillit et se retourna. Il fut trompé comme tout le monde. Malgré les précautions habiles, employées par Marguerite au commencement de la fête, il n’en pouvait croire ses oreilles.
– Princesse, balbutia-t-il, il y a ici un autre capitaine Buridan. Ce n’est peut-être pas à moi que vous croyez parler.
– Je crois parler, dit la fausse Nita qui lui saisit le bras d’une main qu’elle faisait tremblante à plaisir, à l’homme qui avait la confiance du duc de Clare, mon père, je crois parler au dépositaire des secrets de ma famille, à celui qui a juré, près d’un lit de mort, de me protéger et de me garder!
Sa voix était profondément altérée par l’émotion, mais c’était bien la voix de Nita, du moins Léon le jugea ainsi.
– Je suis à vous, Madame, dit-il, mon corps et mon âme!
– On prononce ces mots-là bien souvent! murmura Marguerite. Venez. Dansons. En dansant, je vous parlerai.
Léon la suivit. L’orchestre préludait à un quadrille. Comme ils allaient se mettre en place, la prétendue princesse reprit:
– Je ne pourrai pas danser! mes jambes chancellent et mon cœur me fait mal… je voudrais de l’air. Emmenez-moi!
Léon, stupéfait, la soutint défaillante dans ses bras.
– Au nom de Dieu, Nita… Madame! dit-il, que vous est-il arrivé?
– Venez! fit Marguerite brusquement au lieu de répondre.
Elle l’entraîna vers une porte-fenêtre donnant sur les jardins.
Il était temps, et si Malevoy éperdu avait pu donner son attention à quoi que ce soit autre qu’elle-même, il aurait vu Nita, la vraie Nita, passer le seuil du salon au bras d’un danseur.
Il ne vit rien, parce que Marguerite tourna l’espagnolette d’une main nerveuse et l’entraîna au-dehors.
– Refermez la porte! ordonna-t-elle.
Et quand il eut obéi:
– Je suis bien malheureuse, Monsieur de Malevoy, dit-elle, je suis bien seule! et j’ai peur! horriblement peur!
Léon, qui la voyait tremblante, la soutint dans ses bras. Elle s’appuya tout contre lui et poussa un long soupir.
– Cet air froid vous saisit, dit le jeune notaire. Vous frissonnez sous ces légers habits…
– Oh! fit-elle, qu’importe cela? Je brûle, plutôt, je brûle. Mon Dieu! Monsieur de Malevoy, comment allez-vous me juger?
– Je ne puis vous juger qu’avec mon cœur, Madame, murmura Léon. Pour moi, vous êtes pure comme les anges!
– Merci! oh! merci. Rose m’avait bien dit comme vous étiez généreux et bon…
– Mais nous ne pouvons rester ici! s’interrompit-elle en un frémissement, vous avez raison. Cette nuit humide m’entoure comme un manteau de glace. Venez! Hélas! où aller? fit-elle avec une sorte de désespoir si admirablement joué que la poitrine de Léon se serra.
Elle reprit tout à coup:
– Que m’importe ce qu’ils diront et ce qu’ils penseront! Venez chez moi! Je veux que vous veniez chez moi!
Léon hésitait.
– Avez-vous peur? demanda-t-elle.
Léon lui prit le bras et se mit à marcher.
Ils longèrent l’arrière-façade de l’hôtel dont chaque fenêtre épandait un large éventail de lumière. Les carreaux, chargés de sueur, ne montraient à l’intérieur que des ombres indistinctes.
Ils montèrent en silence la rampe douce, conduisant à la terrasse plantée de grands arbres qui servait de communication entre le petit hôtel et les appartements du comte.
Au travers des murs épais, la voix du bal passait: accords et murmures.
Marguerite s’arrêta devant la porte-fenêtre de l’aile en retour, au premier étage au-dessus du billard.
Là, derrière les rideaux fermés, ce n’était plus qu’une lueur triste et morne.
Le doigt étendu de Marguerite désigna la chambre du comte.
– Il y a ici un homme qui se meurt parce qu’il a voulu me défendre! murmura-t-elle d’un accent tragique.
Et elle continua sa route.
Cette parole toute seule peut donner la mesure de son audace.
Elle allait droit son chemin, usant de toute arme et menant l’intrigue avec cet inflexible courage qu’on croit être l’apanage de la vérité.
Léon avait froid jusque dans les veines, mais sa tête brûlait.
Ils atteignirent la porte du petit hôtel. Marguerite l’ouvrit. Il n’y avait personne. Marguerite savait bien cela. Elle avait pris soin elle-même d’éloigner, sous prétexte des nécessités du service, tous les domestiques de Nita.