Il n’y a point de bruits dans les nuits parisiennes, entre deux heures du matin et le lever du jour. Dans le silence qui suivit les dernières paroles de Marguerite, on put entendre le clocher de Saint-Thomas-d’Aquin qui sonnait trois heures. Les autres églises du quartier pieux répétèrent tour à tour, comme de lointains échos, cette voix du temps qui passe.
Tout était muet dans la rue et dans le jardin; mais le bal envoyait par bouffées ses murmures et ses harmonies.
Si Léon de Malevoy, qui restait immobile comme une pierre, eût pu deviner quels yeux le guettaient à travers les trous du masque, et quel cœur battait sous ces flots de gaze nuageuse qui, pour lui, composaient le costume de la princesse d’Eppstein, il n’aurait pas été frappé plus violemment.
Peut-être même n’eût-il pas tremblé davantage, car il était brave non seulement par caractère, mais encore par tempérament.
Il y a une chose qu’il faut dire pourtant, c’est que si Léon de Malevoy avait reconnu tout d’un coup Marguerite sous l’effronté mensonge de son rôle, sa première pensée aurait été celle-ci:
– Je vais être poignardé cette nuit.
En effet Marguerite, même dans le feu de cette martingale qu’elle doublait avec une si fiévreuse témérité, ne pouvait laisser tomber un pareil secret que dans une oreille condamnée.
Car la moitié de ce secret, à tout le moins, était l’effrayante et pure vérité.
Mais Léon ne devinait point, et Marguerite n’avait pas même l’idée qu’il pût deviner.
Comme toutes les grandes actrices, elle s’identifiait avec son rôle.
– Me croyez-vous, Monsieur de Malevoy? demanda-t-elle après un silence.
– Oui, répondit Léon, je vous crois: le comte est perdu, vous aussi!
– Je dois ajouter, reprit-elle, que ce M. Cœur a été l’amant de Mme la comtesse autrefois.
– Personne ne sait cela mieux que moi, murmura le jeune notaire. Et, certes, personne mieux que Marguerite ne savait combien Léon était au fait de cette circonstance.
Il y eut une chose singulière. Léon s’offensa de ce mot cru: Amant, qui tombait des lèvres d’une jeune fille. C’était la première note douteuse qui échappât à Marguerite dans ce long et difficile morceau de musique. Il n’en eût pas fallu une seconde.
Elle dit, comme on rature une phrase dangereuse sur le papier:
– Tant que la journée dure, j’entends des mots pareils dans cette maison maudite!
Léon reprit:
– C’est pourtant bien lui qui est l’héritier. Pourquoi ce crime?
– Je l’ai cru comme vous, répliqua vivement Marguerite. Il y a ici évidemment un mystère que je ne peux vous expliquer. La comtesse se trompe-t-elle comme elle trompe tout le monde?…
– Je dois vous dire, l’interrompit Léon, qu’à votre sujet, Madame, la première lueur d’espoir m’est venue par la comtesse elle-même.
– Alors, gardez-vous bien! il doit y avoir un piège tendu sur votre route! Cette femme ne fait rien, ne dit rien sans avoir un but. Mais revenons à l’homme dont nous parlions. S’il est l’héritier de Clare, pourquoi vous a-t-il volé les papiers qui étaient en dépôt à votre étude?
– Lui! s’écria Léon. Ce serait lui! Mais non. Les gens dont vous prononciez le nom tout à l’heure, les Habits Noirs…
– Précisément! l’interrompit Marguerite.
– Il ferait partie de l’association! lui! le duc de Clare!
– La comtesse est le chef actuel de l’association! Et il n’est pas le duc de Clare!
Sa voix ne trembla pas en prononçant ces mots. Encore une fois, Léon était condamné sans appel, puisqu’on lui jetait de pareils secrets.
– S’il était l’héritier de Clare, poursuivit Marguerite abordant avec une sorte de timidité ces raisonnements trop nets pour la logique des jeunes filles, consentirait-il à partager avec tous ces hommes! J’oublie d’insister sur le point principaclass="underline" non seulement il vous a volé les titres, mais il les porte sur lui sans cesse, et, à l’heure qu’il est, si vous le preniez au collet en plein bal, vous trouveriez dans la poche de son frac l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès du duc Raymond, mon oncle, l’acte de naissance de mon cousin Roland, qui serait son acte de naissance à lui-même, si vraiment il est l’héritier, et l’acte de décès de la duchesse Thérèse!
– Tout ce qui m’a été soustrait! murmura Léon, pensif.
– Tout, répéta Marguerite. Je vous prie, Monsieur de Malevoy, prenez un verre d’eau sur la console et apportez-le-moi, je me sens faible!
Ceci lança brusquement Léon hors de ses réflexions. Il se hâta d’obéir. Le danger d’un pareil entretien était d’éloigner l’amour en parlant trop d’affaires. Marguerite ne s’était point dissimulé cela. Les minutes étaient comptées. Il lui fallait la passion revenue sans transition; elle l’eut.
Quand Léon revint, portant le verre d’eau, il trouva la prétendue Nita affaissée sur le dossier du fauteuil. Il s’agenouilla. Elle n’était pas tout à fait évanouie. Il voulut enlever son masque pour lui permettre de respirer mieux. Elle le repoussa doucement et prit le verre d’une main qui tremblait.
– J’ai peur, dit-elle. Il m’a semblé entendre des pas. Voyez!
Léon s’élança dans le vestibule. Marguerite posait le verre vide sur le guéridon, au moment où il rentrait.
– Il n’y a personne, n’est-ce pas? murmura-t-elle. C’est la peur. Et c’est bien vrai que vous m’êtes cher, plus cher depuis cette entrevue, car la peur que j’ai ne se rapporte pas toute à moi. Elle est pour vous, surtout pour vous!
– Ma vie entière, dit Léon de Malevoy, qui ne trouvait point de paroles pour rendre la profondeur de son émotion, sera consacrée à vous payer la joie de cet instant!
– La joie! répéta-t-elle amèrement. Votre vie entière…
Elle appuya les deux mains du jeune homme contre son cœur et ajouta d’un accent plein d’angoisse:
– Je vous dis que j’ai peur! Une fois qu’ils étaient là réunis, dans la chambre de la comtesse, il y a déjà longtemps, l’homme qui était leur chef alors, le père, M. Lecoq de la Perrière, dont vous avez su la mort terrible, parla de vous et du mercredi des Cendres. Ils ont un système dont ils ne se départent jamais: pour chaque crime ils livrent à la justice un coupable. Vous deviez vous battre avec celui qui est mort, Monsieur de Malevoy…
– Mais il n’est pas mort! l’interrompit Léon.
– Qu’en savez-vous? Il y avait en moi une curiosité providentielle qui m’entraînait à tout braver pour surprendre leurs secrets. Je sais pourquoi, je sais comment ce malheureux homme, le comte du Bréhut a perdu la santé avec l’intelligence, et va perdre bientôt la vie. Mais je ne sais pas tout… Ne m’interrompez plus, Monsieur de Malevoy… Ce jour dont je vous parle on vous désigna. Connaissez-vous l’histoire d’André Maynotte? Oui, car vous pâlissez. Lecoq vous désigna pour jouer à Paris le rôle que joua André Maynotte dans le procès de Caen… Elle s’arrêta et passa sa main sur son front.
– Qu’en savez-vous? ai-je dit, murmura-t-elle, en parlant du mort de la nuit du mardi gras. D’abord, qui était cet homme? Je puis vous affirmer un fait qui va vous replonger au plus profond de vos incertitudes. Celui qu’on appelle M. Cœur n’est pas la même personne que le blessé recueilli au couvent de Bon-Secours…