Puis elle resta comme pâmée.
Mais quand les deux pistolets se levèrent en même temps, au milieu d’un grand silence, car il n’y eut point d’explication, et quelle explication était possible? quand, dis-je, les pistolets se levèrent puis s’abaissèrent, entre les deux hommes qui ne respiraient pas et qui, pâles, la tête haute, se regardaient dans les yeux, Marguerite se redressa lentement.
Il semblait qu’elle suivait le mouvement des armes.
Sa tête pendait en avant; les trous de son masque rendaient ce feu bleuâtre et livide qui est le regard des bêtes fauves dans la nuit.
Elle avait soif du sang qui allait jaillir pour lui donner sa triple victoire: la mort de ses deux ennemis et le déshonneur de sa rivale.
Elle touchait au triomphe. Les armes étaient chargées jusqu’à la gueule. On allait tirer à bout portant.
Et cent témoins, appelés par l’explosion, allaient trouver deux cadavres dans la maison de Nita de Clare!
– Comptons en même temps, Monsieur, dit Roland. Un! Car c’était un duel.
– Deux! firent-ils de la même voix, rauque et ferme.
Un grand cri prévint le nombre trois qui était sur leurs lèvres.
Marguerite bondit sur ses pieds, cherchant à se défendre contre une attaque soudaine. Deux dominos noirs venaient de passer le seuil.
– Celle-ci vous assassinait l’un par l’autre! dit une voix éclatante. Roland, mon frère! Celle-ci n’est pas Nita de Clare!
D’un geste violent, Rose de Malevoy avait arraché le masque de Marguerite.
Les deux jeunes gens reculèrent stupéfaits, Marguerite sembla se replier sur elle-même, prête à bondir contre Rose, dont le beau visage était découvert.
– Sur mon honneur et ma conscience, prononça lentement l’autre domino noir, en désignant Roland, ce jeune homme est le fils de Thérèse, duchesse de Clare!
Il s’adressait à deux graves personnages qui entraient, précédant une foule bruyante. L’un d’eux était le juge d’instruction, l’autre maître Mercier.
L’illustre avocat dit:
– La justice prend ses garanties où et comme elle l’entend. Pour moi, le témoignage du docteur Abel Lenoir est l’évidence même.
Ils s’écartèrent pour donner passage à ce spectre, revêtu d’un long manteau qui, tout à l’heure était sorti de l’appartement du comte.
C’était le comte lui-même. Il était si pâle, que vous eussiez dit un homme à sa dernière heure. Il tenait à la main sa pupille, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. Il marcha vers les deux jeunes gens qui restaient frappés de stupeur.
– Monsieur de Malevoy, dit-il, M. le duc de Clare que voici veut bien vous rendre les titres qui vous ont été dérobés.
Roland tendit à Léon son portefeuille, sans prononcer une parole.
– Monsieur le duc, continua Joulou, voici votre cousine, dont vous êtes désormais le tuteur et le père.
Nita prit la main de Roland et murmura dans un sourire:
– Là-bas, au bal, c’était bien moi qui vous parlais de tendresse…
Joulou se tourna vers le juge d’instruction et désigna du doigt la porte où la foule se pressait.
– Ne laissez pas entrer encore ceux qui viennent nous arrêter, dit-il, j’ai à parler à Mme la comtesse.
Sur un geste du magistrat, la porte resta libre. Joulou était si froid et semblait si calme que nul ne songea à s’interposer. Il s’approcha de sa femme, qui était de pierre.
– Madame, dit-il, avant de mourir, je me suis mis en paix avec Dieu et avec les hommes. À l’heure qu’il est, tous nos complices sont sous la main de la loi. Il n’y a plus de libres que deux coupables: vous et moi. Nous allons être arrêtés dans une minute.
Marguerite ne bougea pas: mais entre ses paupières demi-closes, qui brûlaient dans la livide pâleur de son visage, un regard de vipère écrasée glissa.
– Madame, reprit Joulou, je viens vous sauver.
La prunelle de Marguerite eut un fauve rayonnement. Elle crut. Cet homme avait été si longtemps son esclave!
– Je vais vous sauver, répéta Joulou, non point parce que je vous ai aimée profondément, et passionnément, mais parce que je ne veux pas que nous traînions plus bas, vous et moi, le nom de mon père et de ma mère.
Il rejeta son manteau. Il avait un pistolet dans chaque main. D’un double geste, si ferme et si net que personne n’eut le temps de s’élancer, il appuya l’un des canons entre ses deux yeux et l’autre à la tempe de Marguerite.
Les deux coups ne firent qu’une seule explosion. La cervelle de Marguerite éclata, souillant horriblement les fraîches nuances de son costume de bal. Joulou tomba mort.
L’année suivante, Gondrequin-Militaire et M. Baruque, dit Rudaupoil, escortés de leur fidèle Cascadin et de quelques membres importants de l’atelier Cœur d’Acier, accomplirent un mémorable voyage. Eux qui n’avaient jamais perdu de vue le dôme moisi de la Sorbonne, se trouvèrent tout à coup transportés à travers l’espace jusque dans les montagnes du Dauphiné. Ils étaient tous très bien couverts et voyageaient dans l’intérieur de la diligence comme des rentiers.
M. Baruque avait perdu en grande partie la gravité de son caractère; il luttait d’inconvenances avec Cascadin. Gondrequin, au contraire, s’affaissait dans une sorte de béatitude.
– Pas accéléré, citoyen, disait-il au conducteur quand on s’arrêtait aux relais. Nous circulons pour deux circonstances agréables, apportant sur nous dans nos bagages un feu d’artifice complet avec soleil et artichaut pour la célébration de leur bonheur conjugal. Quand elles vinrent à l’atelier toutes deux, dans les temps, censé pour acheter l’immeuble, on n’aurait jamais cru que c’était la femme présomptive de M. Cœur! Aimable et jolie, à la fleur de l’adolescence, princesse par la naissance et les millions qu’ils auront en partage, tirant l’œil au moyen de ses grâces et de son éducation, ça fait un couple assez bien comme ça. L’ancien, dites donc, faites comme le temps allégorique qui fuit, car il a des ailes. Eh! houp! flambez!
M. Baruque mettait la tête à la portière et s’écriait:
– Vous retardez la manivelle, Militaire, par vos discours! L’autre petite n’était pas non plus déchirée, eh! là-bas! elle épouse le médecin des bourses plates, un bel homme, et qui fait attendre les marquises quand il a affaire chez le pauvre monde. Chante-nous une mélodie, Cascadin!
La diligence roulait, emportant la bande joyeuse. De temps en temps, Gondrequin murmurait:
– N’y a qu’une paille! C’est ce joli garçon de notaire qui a cédé son fonds pour s’engager trappiste! C’est chagrinant.
Par une belle soirée, nos voyageurs avaient laissé la diligence, et marchaient à pied dans la vallée de Graisivaudan. La masse imposante du château de la Nau-Fabas dessina tout à coup ses profils carrés au milieu des grands bois de sapins. L’atelier Cœur d’Acier se découvrit avec émotion et se mit en rond pour chanter un La-ï-tou:
– À bas la plaine de Saint-Denis! cria Gondrequin-Militaire.
– Jurons, appuya M. Baruque, de cultiver avec soin le sol de ces montagnes écartées!