– Ceci est au-dessus de votre jeunesse et de votre inexpérience, Roland, dit-elle en baissant les yeux et la voix. Dieu m’est témoin que je n’ai pas voulu vous engager dans cette route au bout de laquelle est l’inconnu… la puissance ou l’échafaud!
– Je ne suis pas ambitieux, répondit Roland, beau de candeur chevaleresque. Je n’ai pas peur de mourir. Si j’allais, ce serait pour vous suivre, si haut que vous montiez, si bas que l’injuste fortune puisse vous précipiter.
Marguerite réfléchissait. Le thème était large et rendait son chemin facile.
– Dans les conspirations, reprit-elle, on fait parfois des choses…
– Vous ne pouvez que bien faire, interrompit Roland.
Puis il ajouta d’un certain petit air dogmatique:
– Je ne suis pas seul à savoir que la morale des conspirations n’est pas la morale commune.
– Le nerf de la guerre… poursuivit la belle fille.
– L’argent! l’interrompit Roland d’un air scélérat.
Qui n’a joué au Talleyrand au moins une fois en sa vie? Marguerite fut sur le point d’éteindre sa lanterne… Elle crut avoir trouvé son homme.
– Écoutez! reprit tout à coup Roland, je ne vous demande pas même pour qui vous combattez. Je ne sais rien en politique. Les chants de liberté me font battre le cœur, et ma pauvre bonne mère sait me tenir éveillé au récit des gloires impériales; mais il me semble que vous devez tenir à quelque grande famille. Moi aussi, j’ai eu parfois ce rêve des magnificences du passé. Ma mère elle-même a laissé échapper des demi-mots… Il y a un lien entre moi et ces hommes qui criaient Dieu et le roi dans les guérets de la Vendée: j’en suis sûr. Peu m’importe le drapeau, c’est vous qui serez mon drapeau; je l’ai dit et je le répète: où vous irez, j’irai… Mais ayez pitié de moi, Marguerite, j’étais venu ici le cœur bien troublé. Je voulais savoir, et, quand je vous ai vue, j’ai subi le charme comme toujours. Les paroles se sont arrêtées sur mes lèvres. Et pourtant, demain, je me bats en duel à cause de vous, Marguerite.
Il fallut ce dernier mot pour réveiller l’attention de la belle créature qui déjà se repliait sur elle-même et bâtissait en Espagne son éternel château.
– Vous vous battez… pour moi! répéta-t-elle, tandis que ses yeux s’animaient.
– Un homme vous a calomniée, poursuivit Roland.
Elle dut rire en elle-même, mais une expression de hauteur se répandit sur son visage.
– Oh! je savais bien, s’écria Roland, qui répondait en ce moment au témoignage du madras accusateur. Vous n’avez jamais été chez M. Léon Malevoy, n’est-ce pas?
Le premier mouvement de Marguerite fut de répondre: jamais. Elles sont toutes ainsi. Leur habileté est de nier même l’évidence, vis-à-vis des aveugles qui demandent passionnément à ne point voir le soleil en plein midi. Mais elle se ravisa, parce qu’elle était comédienne et qu’un motif de scène se présentait.
– S’agit-il de M. Léon Malevoy? demanda-t-elle.
Et sans attendre la réponse, elle ajouta d’un ton de sereine autorité:
– Roland, je vous défends de vous battre contre M. Léon de Malevoy.
– Je l’ai provoqué!
– Il vous pardonnera.
– Marguerite! fit Roland qui se redressa droit comme un I. Excepté le bon Dieu, ma mère et vous, je ne connais personne à qui je veuille faire des excuses.
Elle sourit, car il était vraiment beau, dans sa crânerie, exempte d’emphase.
– Enfant! murmura-t-elle, toi qui t’offrais à me servir, voudrais-tu te mettre du premier coup entre le succès et moi?
Il n’en fallait pas plus que cela. Notre Roland tomba de son haut, comme on dit, et resta bouche béante.
C’était la conspiration. Il avait les deux pieds dans la conspiration!
Et sans doute que le madras était aussi de la conspiration!
Quelqu’un qui ne conspirait pas, c’était le vicomte Joulou, la brute. Il avait achevé son poulet, dont pas une bribe ne restait. On a de ces appétits entre Josselin et Ploërmel. Après le poulet, il avait même mangé un restant de bœuf, comme entremets sucré, pour achever son pot de bière. Maintenant il dévorait un fromage de marolles qu’il arrosait d’un grog très foncé, gardant le restant de la burette pour son café noir.
Il était de mauvaise humeur, croyez-le bien. Il avait fait déjà dix fois pour le moins le voyage du couloir. Il buvait en grondant, il mangeait en fermant les poings. La chanson que l’étude Deban radotait là-bas, à la Tour de Nesle, avec un entêtement héroïque, le mettait en colère. Ses joues étaient brûlantes, ses yeux avaient des filets de sang; il était plein; il était ivre.
Et l’idée fixe de son ivresse solitaire était que l’autre Buridan venait lui prendre «sa position».
Cornebœuf! sa grosse tête se montait là-dessus, et, à chaque coup de grog, il voyait l’avenir au travers d’un deuil plus rougeâtre.
Il se passait dans le salon pendant cela, quelque chose comme une veille d’armes. Marguerite, sans révéler aucunement le secret de cette fantastique conspiration, ceignait à Roland l’épée du mystère et le nommait son chevalier. Le pauvre beau page, subjugué et bien autrement ivre que Joulou, prenait au sérieux toutes ces mômeries d’amour. Et peut-être y avait-il quelque chose au fond des momeries, car Marguerite était jeune et femme. Une fois admis le point de départ romanesque, cette «mission» périlleuse qui rehaussait encore l’adorée dans son imagination d’enfant, Roland se jetait à corps perdu dans le plein océan des rêves. Il était bien l’homme de son costume, l’aventurier hardi, cherchant partout le tapis vert où l’on joue sa vie sur un tour de dés. À ses côtés, presque dans ses bras, il avait le plus éblouissant des enjeux, une femme souverainement belle, séduisante, entraînante et qui lui parlait de vaincre en lui parlant d’aimer.
Roland n’était plus sur la terre; le souffle de la merveilleuse créature touchait ses tempes comme un feu. Elle avait des regards qui le poignaient et qui le transportaient au ciel. Entre eux, les paroles tombaient rares et brèves, car Marguerite buvait aussi, goutte à goutte, l’ivresse qu’elle versait:
– Il y a si longtemps, si longtemps, dit-elle, que j’avais peur de t’aimer!
Sa voix languissait comme une plainte.
Roland se mit à genoux, car il faut bien en arriver là.
Les mains de Marguerite frémirent dans les boucles électrisées de sa chevelure; puis, tout à coup, cette violente vibration de tout son être s’arrêta comme par enchantement.
Au premier instant, Roland ne s’en aperçut pas; son attention était prise par un accident inopiné.
Il était arrivé, en effet, quelque chose. Peu de chose.
Dans le mouvement qu’il avait fait pour se mettre à genoux, le seul bouton qui attachait son pourpoint s’était rompu. Du pourpoint ouvert, le portefeuille de Thérèse s’était échappé. Il était à terre. Les billets de banque se dispersaient sur le parquet.
Si vous aviez interrogé Roland, il vous eût dit, en conscience, que les yeux de Marguerite ne s’étaient pas détournés de ses yeux, tant fut rapide et furtif le regard qu’elle darda aux billets tombés.