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Roland n’aurait peut-être pas ramassé le portefeuille tout de suite, mais Marguerite se leva brusquement, disant:

– Il fait chaud ici, j’étouffe.

Elle alla ouvrir la croisée. Roland remit les billets de banque dans le portefeuille et le serra.

Marguerite, penchée au balcon, plongeait un regard attentif dans l’ombre du boulevard. Sa joue était livide, mais ses yeux brûlaient toujours, quoique ce fût d’une autre flamme.

– Vingt mille francs! murmura-t-elle en elle-même.

Non seulement ce regard furtif avait vu, mais il avait compté. Marguerite pensa encore:

«J’ai vingt ans passés. C’est l’heure ou jamais!»

VI Bataille

Le boulevard du Montparnasse n’est pas un de ces lieux qui aient beaucoup changé depuis le temps. À l’heure qu’il était, dix heures de nuit, vous le trouverez encore bien souvent sombre et désert.

Marguerite avait ouvert la fenêtre pour voir, précisément, si le boulevard Montparnasse était désert et sombre.

Elle fut satisfaite de son examen. En 1832, le gaz n’avait pas encore pénétré jusqu’à ces lointains pays. La longue voie bordée d’arbres dépouillés s’étendait à perte de vue, solitaire et muette. Les cris joyeux qui passaient dans l’air, voix avinées du carnaval, sortaient des guinguettes bien closes.

Marguerite referma sa fenêtre et dit en frissonnant:

– J’ai froid, maintenant! grand froid!

Sa physionomie était si terriblement changée que Roland recula d’un pas en la regardant.

– Vous m’avez menti, reprit-elle, vous ne m’aimez pas.

Ce pouvait être maladroitement trouvé; mais elle voulait brusquer l’aventure. Le boulevard était juste comme elle le souhaitait.

– Oh! Marguerite! balbutia Roland abasourdi.

L’incident du portefeuille l’avait déjà frappé comme un reproche; c’était la pensée de sa mère qui parlait tout à coup.

Marguerite eut ce tour d’épaules qui marque une femme comme le fer chaud estampait jadis les galériens. Elle répéta, cherchant évidemment d’autres paroles qui ne venaient point:

– Vous m’avez menti. Vous êtes un lâche!

Roland restait stupéfait devant cette querelle d’Allemands. Marguerite frappa du pied avec emportement. C’était une créature adroite, rusée, prudente même, à ses heures. Nous verrons ses œuvres et leurs résultats. Mais, en ce moment elle allait droit devant elle comme le sanglier qui trace au travers d’un fourré. Le moyen à prendre importait peu: il ne s’agissait pas de raffiner une scène de préparations. Il fallait ouvrir la porte et jeter Roland dehors.

Dehors, sur ce boulevard où personne ne passait.

Et Marguerite était si troublée, qu’elle ne trouvait même pas le mot qui chasse.

Elle poursuivit au hasard, comme les enfants qui outragent à tort et à travers:

– Léon Malevoy n’est pas à Paris! Vous ne vous battez pas avec Léon Malevoy.

Roland eut un sourire. Elle rabaissa d’un geste violent la tablette de son piano qui sonna une longue plainte.

– Et d’ailleurs, reprit-elle, que faites-vous chez une fille comme moi, quand votre mère agonise sur son grabat!

Roland devint si pâle, qu’elle reçut comme un vague contrecoup de l’horrible blessure qu’elle avait faite.

Mais Roland ne bougea pas. Elle se raidit et ajouta, rencontrant enfin ce quelque chose qui est le discours, soit que le discours ait vingt pages ou dix mots, soit qu’il flue la bouche intarissable d’un désert, soit que la passion l’arrache aux lèvres d’un bègue:

– Je me suis moquée de toi, mon capitaine! Je t’ai rendu la monnaie de ta pièce. Tu es un beau petit bourgeois! Et plus naïf encore que joli garçon! Comme vous avez bien dit cela, Buridan, mon ami: «Tu conspires!» Et encore cette guitare: «Ah! Marguerite, ne parlons pas de ma mère!»

Elle éclata en un rire strident et forcé.

Roland baissa la tête et répéta douloureusement:

– Marguerite, je vous le dis encore: ne parlez pas de ma mère.

– Pourquoi cela, mon capitaine?

– Parce que je ne le veux pas.

– Le roi dit: nous voulons! s’écria-t-elle. As-tu payé pour être le maître ici?

C’était bien, de sa part, un choix volontaire de paroles révoltantes, et cependant cette question la blessa au passage, car son visage tout entier s’empourpra.

– Marguerite, balbutia le pauvre grand garçon, au risque de mériter davantage cette lourde accusation de naïveté: dites-moi que vous jouez une affreuse comédie ou que vous êtes folle!

Il n’avait que dix-huit ans. Ces choses se disent à cet âge. Et le théâtre, qui est si vieux pourtant, les radote encore à son vieux public qui les boit sans faire autrement la grimace.

Mais Marguerite n’en voulut pas. Elle répondit, comme jamais ne répond le théâtre, ce ventriloque qui joue toujours la même scène avec deux ou trois voix qu’il a dans sa poche, à l’instar de L’Homme à la poupée.

Elle répondit:

– Les folles ne savent pas si elles sont folles; les comédiennes ne donnent jamais le secret de leur comédie. Je veux être franche autrement que cela, seigneur capitaine. Je me suis amusée une heure avec vous comme d’autres dépensent une heure avec moi. Voilà tout.

– Est-ce donc bien vrai, ce qu’on dit? pensa tout haut Roland dont les grands yeux tristes se mouillèrent. Êtes-vous donc une si misérable femme!

Marguerite aiguisa un sourire mauvais, et répliqua:

– Ne dites pas de mal de votre mère, Monsieur Roland-sans-père!

Il se redressa comme si un serpent l’eût mordu. Marguerite soutint sans broncher le choc du feu de sa prunelle.

– Taisez-vous! gronda-t-il d’une voix qu’elle ne connaissait pas.

Il semblait grandi dans sa colère.

– Holà! holà! fit-elle, montée au paroxysme de son impudence. Faut-il joindre les mains et se mettre à genoux pour prier cette madone qui, depuis le temps, n’a pas su vous ramasser un nom de famille!

Elle était intrépide comme un démon, et pourtant elle recula quand Roland fit un pas.

Mais il ne fit qu’un pas. Sa main se plongea dans son gousset, et quatre grosses pièces de cent sous roulèrent avec bruit sur le guéridon, pendant qu’il s’élançait vers la porte.

La porte, ouverte violemment, étouffa en grinçant une sourde exclamation que Roland n’avait pas poussée et qui ne tombait point des lèvres de Marguerite.

Marguerite s’appuyait à l’angle de la cheminée.

Elle dit en voyant sortir Roland:

– Un beau jeune lion!

La figure blême et bouleversée de Joulou se montra sur le seuil, dès que Roland eut disparu. Il était venu là pour écouter et voir. Il avait une blessure au-dessous de l’œil droit, produite par la clef qui était en dehors et qui l’avait frappé au moment où la porte s’ouvrait brusquement.

C’était lui qui avait laissé échapper la sourde exclamation.

Il y avait de la rage dans le pesant affaissement de son ivresse.

– Ah! tu étais là, toi! fit Marguerite. Voilà ce que c’est que d’espionner! C’est bien fait!