Выбрать главу

«Les musulmans ont raison, pensa-t-elle en regagnant le balcon. C’était écrit. Tout est écrit.»

Roland était encore sur le banc, les deux coudes sur ses genoux, la tête entre ses mains.

Joulou avait gagné la chaussée et s’approchait de lui par-derrière.

Marguerite, droite et froide comme une statue, se mit à regarder, du haut de son balcon. L’heure était passée, l’heure de miséricorde.

Au moment où Joulou faisait un détour pour s’approcher de Roland, une lueur vacillante parut de l’autre côté du boulevard, et l’on entendit une voix rouillée qui écorchait une chanson à boire. Marguerite d’en haut, Joulou d’en bas, tournèrent à la fois les yeux vers ce nouvel obstacle qui venait au travers de leur dessein. La lueur qui sortait d’une lanterne au verre abondamment souillé n’éclairait guère que le sol, mais quand elle passa sous le réverbère le plus proche, Marguerite et Joulou distinguèrent une forme bizarre qui allait, décrivant des courbes capricieuses. La partie supérieure du corps était d’une femme. La tête disparaissait sous un ancien bonnet de bal, chargé de fleurs fanées et de bouchons de papier, comme la queue d’un cerf-volant; les épaules avaient un châle-tapis en lambeaux qu’égayait une prodigieuse écharpe de mousseline, dont l’usure avait fait une dentelle. Là-dessous, il n’y avait point de jupe. Le bas du corps était vêtu d’un pantalon en guenilles. Le tout marchait dans des souliers à semelles de bois, ouatés avec de la paille.

On a beau dire que Paris est inconstant, oublieux, ingrat. Les faits sont là. Paris est, au contraire, la terre classique des obstinées traditions.

Paris a des jours où il doit s’amuser, sous peine de perdre le repos de sa conscience, comme le chrétien jeûne aux Quatre-Temps, comme le marronnier des Tuileries bourgeonne au 20 mars. C’est un rigoureux devoir.

Ces jours-là, vous rencontrez à chaque pas dans Paris non seulement le plaisir de tout le monde qui passe, brillant ou piteux, spirituel ou imbécile, mais une foule de plaisirs étranges, véritables curiosités de nos mœurs sans fond, qui, se montrant tout à coup, au milieu des gaietés populaires, font l’effet de ces bêtes apocalyptiques que jettent parfois sur nos grèves les cavernes inexplorées de l’Océan.

En ces jours de fête obligatoire, on se heurte à des joies si mélancoliques et si burlesques que l’esprit reste confondu. Ces choses-là, soyez sûrs, n’ont point lieu au village; c’est à Paris, uniquement à Paris, que vous trouvez l’orgie solitaire, le carnaval d’un seul, le monologue de la mascarade: cet homme, enfin, ce citoyen, ce pauvre diable qui s’invite à boire dans un trou, qui bavarde avec lui-même, qui trinque la main droite contre la main gauche et qui se déguise pour se faire rire.

Ce masque qui passait de l’autre côté du boulevard était un chiffonnier, qui avait accompli ses dévotions bachiques à la barrière d’Enfer, et qui revenait chez lui, en travaillant, un peu malade, mais bien content d’avoir bu deux litres de cette médecine violette dont les sauvages de l’Ohio ne voudraient pas.

Il avait le bonnet à fleurs et le châle boiteux de sa défunte maîtresse. Il la pleurait en riant son rire d’ivrogne. C’était un garçon de cœur.

– Ohé! Madame Théodore! disait-il entre les couplets de sa chanson. Virginie! ohé! On en boit toujours du raide au Puits-sans-Vin, chez M. Reverchon! Ça fait mal à l’estomac, mais c’est bon. Si tu avais été là, on aurait ri. On a ri tout de même, ohé! Madame Théodore! ohé!

Joulou s’était arrêté et caché derrière un arbre. Marguerite serrait le balcon de sa main crispée. Roland ne savait rien de ce qui se passait autour de lui.

– Ohé! bourgeois! cria le chiffonnier qui l’aperçut par hasard. Connaissez-vous Tourot? C’est moi, Tourot… Vous allez vous enrhumer… L’an passé, j’étais avec Madame Théodore; elle a toussé, et puis bonsoir, les amis! J’ai son châle et sa hotte, dites donc, pauvre femme! Faut faire attention aux rhumes.

Il piqua un chiffon par habitude et s’en alla en disant:

– Vive la joie! elle aimait ça. Bonsoir, bourgeois, n’y a pas d’offense; j’ai bu deux litres chez M. Reverchon. J’étais à son enterrement, il n’y aura que moi au mien. Faut bien rire, dites donc, ohé!

Il tourna l’angle de la rue de Chevreuse, de l’autre côté du boulevard, et disparut.

Joulou bondit hors de sa cachette. Marguerite trembla convulsivement.

– Chrétien! ne le frappe pas! dit-elle d’une voix qui s’étrangla dans sa gorge.

C’était le dernier cri de la conscience, mais il ne parvint pas jusqu’à Joulou, qui déjà posait sa lourde main sur l’épaule de Roland en disant:

– Rends le portefeuille canaille!

Marguerite non plus ne pouvait entendre ce que disait Joulou, mais sa poitrine prit une longue aspiration, tandis qu’elle pensait:

«Chrétien attaque par-devant! Chrétien est brave!»

C’était vrai. Le passage du chiffonnier, veuf de Virginie, avait changé le plan de bataille de Joulou. Il venait d’un pays où les gens regardent en face.

Il méritait peut-être le nom de brute qui était son sobriquet, et dans les profondeurs où nous le voyons tombé, c’était heureux pour lui. Mais le gentilhomme couvait quelque part sous cette épaisse peau de dogue. Joulou était brave.

Marguerite aussi.

Roland releva sa tête. Il restait tout étourdi du choc moral qu’il venait d’éprouver et sa pensée était pleine de trouble. Il n’était pas des habitués de la Taverne; il n’avait jamais rencontré Joulou. La vue de cet homme à la figure bouleversée, qui l’abordait tête nue, l’injure à la bouche et le poignard à la main fit naître en lui l’idée d’une méprise, fortifiée encore par le travestissement que Joulou portait.

– Mon ami, lui dit-il, passez votre chemin.

Joulou le saisit au collet et le secoua violemment. Roland était d’une force peu commune. Il se leva, mû seulement par un instinctif besoin de défense, et mit, d’un saut léger, le banc entre lui et son adversaire.

Celui-ci grommela:

– Tu es donc lâche, garçon! Nous faisons pourtant la paire de Buridan, et tu as une dague toute semblable à la mienne… Rends le portefeuille, je te laisserai aller. Le mot de portefeuille frappa Roland, cette fois.

– Venez-vous de là? demanda-t-il en montrant la maison de Marguerite.

Joulou grinça des dents et répondit:

– Oui, je viens de là…, voleur!

En même temps, faisant usage de ce coup, fameux dans les joutes bretonnes, et que les gars du Morbihan exécutent avec une étonnante perfection, il franchit le banc d’un brusque élan et jeta sa tête dans l’estomac de Roland.

Celui-ci avait reculé d’un pas. Il reçut à deux mains le choc amorti de ce bélier qui frappant d’aplomb, eût broyé sa poitrine.

Ce fut Joulou qui roula sur le pavé de la chaussée.

– Un lion! murmura là-haut Marguerite. Un beau jeune lion!

La gorge de Joulou rendit un rugissement de rage.

– Tire ton couteau! cria-t-il. Ne plaisantons plus, garçon, c’est bien à toi que j’en veux. Tire ton couteau!

Roland remit froidement le banc entre lui et son adversaire déjà relevé; Joulou revint à la charge avec un acharnement de bête fauve. Roland dégaina enfin la dague pour rire qu’il portait à sa ceinture.

Mais il n’avait d’autre pensée que d’échapper à ce furieux. Des chants venaient par la rue Campagne-Première qui débouchait à quelques pas de là et qui n’était alors qu’une ruelle non pavée, servant de chemin charretier. C’était dans cette ruelle que s’ouvrait l’entrée principale du cabaret de la Tour de Nesle.