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Roland allait à reculons. Par deux fois, Joulou put le joindre et fut terrassé, malgré sa brutale vigueur et l’habitude qu’il avait de la lutte. La troisième fois, au coin de la rue Campagne-Première, et comme Roland voyait déjà les lumières de la guinguette qu’il s’était désignée à lui-même comme un refuge, son pied toucha une «glissade» préparée par les enfants du quartier, et qu’il n’avait pas aperçue dans l’ombre. Il trébucha et tomba.

Joulou se jeta sur lui avec un hurlement de loup. Il lui donna de sa dague au travers de la poitrine si furieusement que le couteau entier disparut dans la blessure et que le sang chaud, jaillissant à sa face, comme s’il eût percé une outre, l’aveugla.

Roland ne poussa qu’un cri, bref et déchirant.

Là-haut, sur le balcon, Marguerite s’affaissa, puis se traîna dans le salon. À ce moment, la porte de la Tour de Nesle s’ouvrait et une bande joyeuse sortait en chantant.

À l’autre extrémité du boulevard, vers l’Observatoire, une ronde de police, marchant d’un pas tranquille, arrivait les mains derrière le dos.

VII La bande joyeuse

Joulou tâtonnant comme un aveugle et pesant à deux mains sur ses yeux que le sang chaud brûlait, trouva la porte de la maison. Il rentra sans avoir été vu par la ronde de police, ni par la bande joyeuse qui sortait du cabaret de la Tour de Nesle.

Le froid était vif. Les rares fenêtres qui donnaient sur la partie du boulevard où le meurtre avait eu lieu étaient toutes fermées. Le crime, qui, pour une conscience large et mal éclairée, avait pris un instant, les allures d’un duel, n’avait pas eu d’autres témoins que cette femme, penchée là-haut, à son balcon, et qui était complice.

Le secret mortel restait entre cette femme, Joulou et Dieu.

Les jeunes gens, tous costumés, qui descendaient la rue Campagne-Première, causaient et chantaient.

Ceux qui causaient disaient:

– Fin du carnaval! la tirelire est vide, on a mangé la dernière montre, et le père Lancelot ne fait pas crédit.

Ceux qui chantaient, ivres à demi, répétaient avec fatigue et mauvaise humeur ce refrain qui avait bercé le dîner de Joulou:

Allons!

Chantons!

Trinquons!

Buvons!

Les uns et les autres bâillaient. Il faut bien s’amuser. Ainsi s’amusent trop souvent les bandes joyeuses.

Quant aux fonctionnaires composant la ronde de police, ils discutaient avec une courtoisie calme des sujets littéraires ou politiques et dormaient debout du meilleur de leur cœur.

Les costumes de la bande joyeuse étaient tous empruntés au drame de la Tour de Nesle, nous savons cela. Le roi Louis le Hutin s’arrêta au milieu de la ruelle et dit:

– Si nous étions dans les temps de barbarie où j’avais l’honneur de gouverner la France, nous dévaliserions un passant et nous finirions la nuit au n° 113.

– Voilà! soupira Enguerrand de Marigny. Il n’y a plus rien de bon, tout est fané, même mon gibet de Montfaucon… Cependant, soyons justes, au quatorzième siècle, le n° 113 était encore à naître!

– J’ai lu dans La Morale en action, dit Gaulthier d’Aulnay, que deux jeunes officiers mirent un jour leur honneur au Mont-de-Piété. Je propose…

– Garde ton honneur, fit observer Landry: au-dessous d’une valeur de trois francs, les commissionnaires ne prêtent plus.

En ce moment, Joulou, essoufflé, s’élançait dans le salon de Marguerite.

– Je l’ai tué, dit-il, comme si quelqu’un l’eût interrogé. Tué raide!

Personne ne l’entendit, car Marguerite était évanouie.

Joulou lui jeta de l’eau au visage. Elle ouvrit les yeux; mais, en voyant ce hideux masque de sang qu’il avait sur la figure, elle referma ses paupières avec terreur.

– Lave-toi! balbutia-t-elle. Si on venait!

Il se regarda dans la glace et recula effrayé.

– Cela me brûlait comme de l’eau bouillante, dit-il. Je suis fâché de ce que j’ai fait. Je ne lui en voulais pas avant ce soir, à ce jeune homme! C’est bête!

Marguerite lui apporta elle-même de l’eau dans un bassin.

– Tu es blessé aussi? demanda-t-elle.

– Non, c’est tout à lui, le sang, répliqua-t-il en plongeant sa tête dans le bassin dont l’eau devint rouge. Je suis fâché de ce que j’ai fait, bien fâché. Il ne se battait pas de bon cœur. Il avait peur de me blesser. Cornebœuf! moi je l’ai tué! C’est bête!

Marguerite changea l’eau du bassin. Elle avait une question sur les lèvres, mais elle ne parlait point. Joulou s’inondait d’eau fraîche, disant:

– Celle-là est froide, au moins! sans la glissade, je n’aurais pas pu… Il n’y avait personne à regarder, l’homme était parti, l’homme à la lanterne… et lui, oh! c’était un mâle! un vrai! Il n’a pas dit seulement: Au secours! Mais parle donc toi! car c’est toi qui as tout fait. Et pendant que j’étais caché derrière l’arbre, je t’ai bien vue à ton balcon!

– Je t’ai crié: Ne le tue pas! balbutia Marguerite. As-tu entendu?

– Il ne t’avait pas volé le portefeuille? reprit Joulou qui fixa sur elle son œil égaré.

– Où est-il, le portefeuille? demanda tout bas Marguerite.

Au lieu de répondre, Joulou se laissa choir sur le divan.

– Je n’ai pas peur de mourir, dit-il pendant que sa tête inclinée battait sur sa poitrine. Mais c’est l’échafaud… J’ai été une fois à la barrière Saint-Jacques voir l’échafaud. Je ne savais pas qu’un jour viendrait… Ah! c’est bête! c’est bête!

Il se tut, et son corps eut une convulsion. Marguerite s’assit les bras croisés et la tête haute.

– Les bonnes gens, là-bas! poursuivit Joulou d’une voix changée et douce comme la plainte d’un enfant; les pauvres bonnes gens! le père et la mère! Il n’y a jamais eu que de braves cœurs chez nous, sais-tu? Je crois bien que je me tuerai… Ils auront bu à ma santé, ce soir, quoiqu’ils soient fâchés contre moi. Je leur ai coûté tant d’argent! Demain, c’est mercredi des Cendres, ils iront tous deux à la paroisse et la mère aura des larmes dans les yeux en priant pour moi.

Marguerite avait les sourcils froncés. Un cercle violâtre entourait ses yeux, tranchant sur la mortelle pâleur de sa joue. Une crispation nerveuse déformait l’arc de ses lèvres. Elle planta ses mains glacées dans les cheveux de Joulou et le releva, mettant en lumière son visage bouffi par les larmes.

Car il pleurait comme un enfant.

– Est-ce fini? dit-elle d’une voix sifflante.

Les deux poings de Joulou se fermèrent.

– Est-ce fini! brute! répéta-t-elle, rallumant l’éclair de ses yeux. Je souffre plus que toi, car je l’aimais, entends-tu? je l’aimais… Donne le portefeuille.

– Il n’avait pas de portefeuille, gronda Joulou.

– Ah! fit Marguerite dont la lèvre blêmit, j’ai eu dix minutes d’agonie. Est-ce pour rien que j’ai pleuré du sang?