– Monsieur Comayrol, dit-il d’une voix qu’il voulait rendre ferme, je ne déteste pas la plaisanterie, mais, s’il vous plaît, pas de gros mots!
– Seigneur, on n’a pas l’intention de vous offenser, repartit le maître clerc qui s’approchait, entouré de ses compagnons. Mais n’est-ce pas déjà pour concussion que vous avez été pendu au Moyen Âge?
Marguerite n’écoutait guère. Ces grotesques détails n’avaient aucun rapport avec l’objet de sa préoccupation. Elle attendait avec une impatience croissante, le départ de la bande joyeuse. Un mot, cependant, lui fit dresser l’oreille.
– Par Notre-Dame! disait Landry, tu as ramassé quelque chose là-bas, Jaffret, Lorrain, vilain, traître à Dieu et à ton prochain. J’ai idée que ce n’est pas une prune de reine-claude. La saison s’y oppose, et les arbres qui nous ombragent sont des ormes!
Ce Landry, bien découplé sous son costume de routier, était le deuxième clerc de l’étude Deban, M. Urbain-Auguste Letanneur, jeune homme lettré, qui envoyait des articles satiriques au Riverain de la Meuse, journal de sa patrie.
Jaffret répondit:
– Je n’ai rien ramassé du tout!
Puis il se reprit, voyant qu’on faisait déjà cercle autour de lui.
– Peut-être mon mouchoir… balbutia-t-il.
– Archers! ordonna terriblement le roi Comayrol, qu’on saisisse ce traître et qu’on le fouille!
Letanneur et un autre qui portait le modeste harnais d’un manant, appréhendèrent Jaffret au collet. Jaffret dit au manant:
– Monsieur Beaufils, vous n’êtes pas de l’étude. À bas les mains!
Mais Comayrol décida:
– Va bien, Beaufils! Tu as qualité. Exécute!
M. Beaufils, qui n’était pas de l’étude Deban, exécuta. Sa jambe droite, évidemment habituée à cet élégant exercice, faucha doucement les deux jarrets de Jaffret, qui s’assit par terre à l’improviste.
Il n’y avait plus à résister. Jaffret dit:
– Voilà une affaire! quoi! la garde n’est pas loin. Voulez-vous ramasser les voisins? Patience, donc! on va s’expliquer comme des amis.
Puis, baissant la voix:
– Que savez-vous si l’histoire de l’homme mort n’a pas attiré du monde aux fenêtres? ajouta-t-il.
Tous les membres de la bande joyeuse levèrent instinctivement les yeux, interrogeant à la fois les maisons voisines, la chaussée et les deux trottoirs. Rien de suspect ne se montrait, car ils ne pouvaient voir Marguerite, dans la nuit complète de l’allée.
Ils se rapprochèrent néanmoins et resserrèrent leur groupe, d’où il ne sortit plus que des murmures.
Personne, assurément, désormais, n’aurait pu les entendre des fenêtres. Mais ils avaient un témoin invisible qui ne perdait pas une seule de leurs paroles. Ils étaient maintenant si près de la porte que Marguerite aurait pu les toucher en étendant la main.
– Mon Dieu, dit Jaffret qu’on avait relevé, je voulais tout uniment aller chez moi, ou n’importe où, dans un endroit sûr, pour voir un peu ce que c’est… Après, il était toujours temps de partager, n’est-ce pas vrai?
– Oui, oui, toujours temps, fit Landry, ça ne pressait pas… coquin.
– Silence! ordonna le roi. Nous sommes un tribunal. Que l’accusé soit traité avec clémence… Alors, Jaffret, tu n’as pu voir encore ce que tu as ramassé?
– Tâchez donc de ne pas nous entr’appeler par nos noms, vous! grommela le troisième clerc. Ça peut porter malheur. Je sais bien que j’ai ramassé un portefeuille, parbleu! mais je ne sais pas ce qu’il y a dedans.
Derrière la porte, Marguerite, qui écoutait la tête penchée, se redressa. Elle fut désormais moins attentive parce qu’elle avait davantage à réfléchir.
Le mot «portefeuille» avait produit aussi son effet sur la bande joyeuse.
Entre tous les objets qui chatouillent l’imagination des fantaisistes, comptant sur un gros lot à cette loterie du hasard dont les billets vont et viennent, le portefeuille tient le premier rang. En soi le portefeuille est une chose aussi capricieuse que la destinée elle-même: il peut ne rien contenir; il peut contenir, moins que rien: des lettres d’anciennes maîtresses, des hémistiches de tragédie, des nigauderies de conspirateurs, des notes de blanchisseuse, mais il peut contenir une fortune.
Je dis le plus plat des portefeuilles. Comment? sous l’espèce d’un secret, comme dans des mélodrames? D’abord, oui, car les mélodrames sont bien forcés de partir d’un point possible, sinon probable. Oui, tel secret qui n’enflerait même pas le ventre plat d’un carnet de danseuse, peut valoir une fortune, et c’était justement un secret de cette sorte que Madame Thérèse, la malade du n° 10 de la rue Sainte-Marguerite, la mère de notre pauvre beau Roland, voulait acheter au prix des vingt billets de mille francs, contenus dans le portefeuille.
Racheter, devrions-nous dire plutôt, car ici les vingt mille francs étaient une rançon, et le secret appartenait bien légitimement à la mère de Roland.
Il y a, dit-on, en Angleterre trois bank-notes de deux cent mille livres, valant par conséquent, chacune cinq millions de francs. La première appartient à la succession du prince conjoint, la seconde est la propriété de Mme A.R…n, qui fit longtemps les affaires d’amour d’un célèbre banquier israélite; la troisième est encadrée dans le salon du gouverneur de Royal-Exchange où son radieux aspect excite un enthousiasme profond et sincère que ne firent jamais naître les plus nobles pages de Murillo, de Raphaël ou de Léonard de Vinci. Laissant à part cette troisième épreuve, il existe donc au monde deux portefeuilles au moins qui, plats comme des crêpes de Basse-Bretagne, peuvent contenir deux cent cinquante mille francs de rentes.
Les rêves de la bande joyeuse n’allaient probablement pas si loin que cela. Pour dire le vrai, il s’agissait un peu de continuer cette fête du mardi gras, interrompue par défaut de subsides: la caisse sociale, parmi les clercs de l’étude Deban, étant dans un lamentable état, quelques centaines de francs eussent reçu ici le plus favorable accueil.
Nous savons que l’aubaine valait mieux que cela.
Jaffret, non sans répugnance, déboutonna sa dalmatique et en retira le portefeuille.
Le roi Comayrol le saisit comme une proie.
Aussitôt que les doigts experts du roi Comayrol eurent touché l’enveloppe de cuir, il poussa un petit cri de surprise. Beaucoup de mains savantes reconnaissent la soyeuse étoffe du billet de banque à travers le maroquin.
– Domino! s’écria le roi, oubliant toute prudence, il y a du sucre!
Un mouvement involontaire de Marguerite fit tourner tous les yeux vers la porte qui montrait sa claire-voie noire comme une mystérieuse menace. M. Beaufils murmura:
– Mauvais endroit pour faire l’autopsie du calepin!
Et approchant sa bouche de l’oreille de Comayrol, il ajouta:
– J’ai vu une tête… là; hé, bonhomme!
Ce Comayrol était un garçon de moyens, comme nous en aurons d’abondantes preuves par la suite. Il marcha sur le pied de M. Beaufils, qui n’appartenait point à l’étude Deban et reprit, comme si celui-ci lui eût dit tout autre chose: