– Truand, mon ami, je comprends votre légitime impatience. Procédons à l’inventaire. Je romps les scellés.
– Attention! dit Beaufils tout haut. Pas de tricherie!
– Les scellés sont rompus! N° 1, une contremarque du théâtre du Panthéon… pour la représentation des Bohémiens de la périlleuse montagne… je vous avais dit: Domino!
Il fit le geste de fouiller plus avant. La bande joyeuse qui flairait le stratagème éclata de rire.
– N°2, poursuivit Comayrol, une reconnaissance du Mont-de-Piété, un gilet: cinq francs; il devait être élégant.
«N° 3 et dernier: une feuille de copie de lettres, pliée en huit, pour faire des cigarettes économiques, contact soyeux, propre consistance du billet de banque, origine de ma déplorable erreur et de mon cri: Domino!
D’une seule voix, en chœur, la bande joyeuse donna ces deux notes profondes et convaincues:
– Volés!
M. Beaufils ajouta:
– Pas de chance!
La scène était parfaitement bien jouée, ni trop longue, ni trop courte, sans détails inutiles, sans charge, sans affectation. Elle eût réussi près de Marguerite elle-même si Marguerite n’avait eu, par avance et d’après le témoignage même de ses yeux, la certitude que tout ceci était une effrontée comédie.
– Seigneur Enguerrand, reprit le roi Comayrol en s’adressant à Jaffret, nous vous relevons de l’accusation portée contre vous, mais nous confisquons le portefeuille en faveur de notre concierge, dont nous avons coutume d’entretenir l’amitié par de petits cadeaux, chaque fois que ces munificences ne nous coûtent rien. Vous pouvez vous retirer, Seigneur. Que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde!
Il prit Jaffret par les épaules et le fit virer sur lui-même; mais, dans ce mouvement, il lui glissa à l’oreille:
– Fais semblant de t’en aller et reviens. Il y en a… Nous serons à la Tour de Nesle.
– C’était bien la peine! gronda Jaffret. Bonsoir, les vieux!
– À dodo! cria Letanneur. C’est demain carême. Grâce au ciel, l’état de nos finances nous permettra de jeûner jusqu’à Pâques.
Ils quittèrent la place, Jaffret se dirigeant comme la première fois vers le quartier d’Enfer, les autres revenant sur leurs pas et chantant du propre accent qui convient à des vaincus, obligés, faute d’argent, à quitter le champ de bataille du mardi gras, leur refrain bachique, transformé en berceuse:
Allons! Chantons! Trinquons! Buvons!
Ils dépassèrent ainsi la rue Campagne qu’ils regagnèrent bientôt après, en silence et un à un.
– Le pauvre diable a été bel et bien assassiné, dit Comayrol à voix basse, quand ils furent groupés à l’angle de la ruelle. Ça ne lui fait ni chaud ni froid que nous soyons ses héritiers. Il ne s’agit plus de s’amuser. L’affaire proposée par M. Beaufils devient possible. On soupe, les petits, mais sobrement, comme des rentiers, car avec ce qui est là-dedans, acheva-t-il en frappant sur le portefeuille, il faut que, l’hiver prochain à pareille époque, chacun de nous vive de ses rentes!
VIII Discours du roi Comayrol
C’était dans ce petit salon de la guinguette, dite la Tour de Nesle, qui donnait sur les derrières de la maison de Marguerite, et d’où partaient, une heure auparavant, les monotones accords qui avaient égayé le dîner solitaire de Joulou. La fenêtre du salon par où ce même Joulou et les clercs de l’étude Deban avaient échangé quelques paroles était maintenant fermée, et le rideau d’étoffe, façon algérienne, laine et coton, qui remplace l’ancienne toile à matelas des tentures mal famées, tombait au-devant des carreaux.
La précaution n’était pas inutile. On pouvait craindre, non seulement la curiosité des voisins, mais encore celle des chalands mêmes du père Lancelot, maître de ces lieux, car la fenêtre donnait de plain-pied sur une terrasse qui communiquait avec le jardin.
Il ne s’agissait plus de s’amuser, le roi Comayrol nous l’a dit. Grâce au contenu du portefeuille, «l’affaire Beaufils» devenait possible. Ce devait être une bien bonne affaire, car le roi Comayrol en parlait avec une suprême onction.
Avant d’expliquer tout au long l’affaire Beaufils, nous croyons opportun de poser d’une façon claire et nette les divers personnages, portant les costumes du drame à la mode et réunis autour d’une table assez mal servie, dans ce cabaret dont l’enseigne devait sa vogue au même drame.
La réunion se composait de l’étude Deban, à laquelle s’adjoignait un étranger, le fameux M. Beaufils, solide gaillard qui n’avait du comparse que son costume de truand à la douzaine.
Quant à l’étude proprement dite, procédons par le bas, comme au conseil de guerre.
Il y avait d’abord deux petits clercs qui étaient naturellement déguisés en jeunes premiers: Gaulthier et Philippe d’Aulnay. Ils avaient nom: Jean Rebeuf et Nicolas Nivert, et nourrissaient l’espoir d’être appointés un jour ou l’autre.
Ensuite venait l’expéditionnaire Moynier, garçon d’une quarantaine d’années, qui avait mené autrefois une étude en province. Dix-huit cents francs fixes, trois mille francs par les écritures. Moynier avait le surcot du tavernier Orsini.
Immédiatement au-dessus de Moynier, dans l’ordre hiérarchique, sinon selon l’échelle des appointements, arrivait le quatrième clerc. Léon Malevoy, un noble et beau garçon, fine lame, heureux en amour, et qui parlait toujours de se ranger, à cause d’une petite sœur qu’il avait au couvent. Douze cents francs d’émoluments, sans tours de bâton. – Absent.
Puis, c’était le tour de Jaffret, le bon Jaffret, comme on l’appelait peut-être par ironie. Le bon Jaffret pouvait avoir trente ans. Il était veuf d’une femme qui ne passait pas pour être morte par trop de bien-être. Il se nommait, de son petit nom, Bénigne, comme Bossuet; il avait des enfants à l’hôpital et donnait du pain aux moineaux. À part sa femme défunte et ses héritiers, adoptés par la charité, il possédait une famille, composée d’un chien, d’un chat et de beaucoup d’oiseaux. Voyez l’empire de la mansuétude. À force de douceur, le bon Jaffret avait habitué son chien et son chat à vivre comme des frères. Il était troisième clerc et valait quinze cents francs par an. C’était cher.
Urbain-Auguste Letanneur, second clerc, avait vingt-cinq ans, deux mille cinq cents francs et des goûts artistiques. Il mettait l’étude en train. Sans ses articles du Riverain de la Meuse, qui lui coûtaient quelques poulardes truffées et délicatement dédiées à la rédaction en chef, il eût été fort à son aise. C’était un Roger-Bontemps qui ne manquait ni d’esprit ni d’instruction spéciale. Il eût fait un «cheval pour l’ouvrage» dans une étude bien portante, mais nous verrons que la maison Deban était une boutique de fantaisie, bien différente de ces sages sanctuaires où le notariat parisien a coutume d’accomplir son pontificat.
L’étude Deban avait le diable au corps, dans la personne de son honoré maître. Elle vivait, parce que certaines vieilles choses sont incroyablement difficiles à tuer.
Le roi Comayrol avait au-dessus de Letanneur la majesté, la tenue, l’éloquence et l’accent méridional. Il gagnait cinq mille francs, sans parler de ses petites affaires privées. On le consultait pour les achats d’immeubles. Il avait cimenté de mauvais ménages.