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C’était un homme de vingt-huit à trente ans, petit, un peu gros, mais frais et propre. Il avait cette prunelle brillamment veloutée des gens du pays d’ail. Il riait quand on voulait. Aux heures graves, il versait des phrases solennelles. La modestie a fait son temps, vous savez. On prend maintenant les clients de trois cent mille écus, mieux encore que les porteurs d’eau, avec de roides paroles. Le tout est de passer pour un homme fort.

J’ai connu un marchand de chimères, asphaltes, faucheuses américaines, canaux en l’air et autres californies, qui subjuguait des ducs et pairs en leur disant des choses désagréables dans le silence du cabinet. C’est un art. Mazarin battait Anne d’Autriche, et le jeune roi Louis XIV, qui avait vu cela, n’osa renvoyer que son cercueil. Le coquin dont je parle n’est pas mort. Le faubourg Saint-Germain lui envoie des confitures au bagne.

Un dernier trait: le roi Comayrol avait une de ces bouches bien organisées que les non-sens n’écorchent pas au passage. Ceci est suprême.

Quand la bande joyeuse revint à la Tour de Nesle, le cabaret était en grand émoi, par suite du meurtre commis à cent pas de la porte. Comayrol eut la vertu de dire à M. Lancelot, avec un accent pénétré:

– Papa, nous voulions aller danser quelque part, mais la vue de ce malheur nous a coupé les jambes. Faites-nous servir à souper dans le grand cabinet.

M. Lancelot, bonhomme qui tenait à riche honneur de peser cent cinquante kilogrammes, trouva tout simple que l’émotion coupât les jambes et ouvrit l’appétit de ses clients. Il roula vers ses fourneaux en lançant quelques invectives contre la police mal faite, et ralluma son charbon.

Le souper était là, mais on n’avait pas faim. Le souper n’était qu’un prétexte.

Le roi Comayrol, après avoir renvoyé les garçons et mis le verrou à la porte, ouvrit le portefeuille devant tous et compta loyalement sur la nappe les vingt billets de banque qu’il contenait.

Il y eut un silence ému, et nous devons constater d’abord qu’aucune voix ne s’éleva pour mettre en doute la légitimité du droit d’épave.

– Nous sommes huit, dit M. Beaufils en comptant à la ronde.

– Neuf, répliqua le roi Comayrol, avec Léon Malevoy, si toutefois la majorité de l’assemblée l’admet au partage, malgré son absence. Je dois dire que, pour l’affaire Beaufils, Léon Malevoy serait de première utilité.

– Léon Malevoy se bat demain, dit Letanneur; c’est moi qui suis son témoin. S’il faut parler franchement, je ne crois pas qu’il veuille toucher à une machine comme ça.

– C’est un puritain, fit observer le bon Jaffret non sans amertume. Il pose pour la délicatesse.

Beaufils secoua la tête et dit:

– Si vous n’avez pas M. Léon de Malevoy, la combinaison perd cent pour cent. C’est justement Léon de Malevoy qui aurait plu à M. Lecoq et au colonel.

– Pourquoi ça? demandèrent plusieurs membres de l’assemblée.

– Ah! voilà, répliqua Beaufils, en allumant un cigare. M. Lecoq ne rend de comptes à personne, mes bibis!

– C’est donc le Grand Turc, ce M. Lecoq? dit Letanneur en riant.

Beaufils répondit tout bas et avec emphase:

– Non… Il y a encore quelqu’un au-dessus de lui.

Ces paroles furent suivies d’un silence.

– Messieurs, dit le roi Comayrol d’un ton rassis, il faut éclairer la situation. Je vous prie de m’écouter attentivement, au nom de l’intérêt général. Je serai un peu long, j’en ai peur, mais je serai clair, et, quand j’aurai fini, chacun de vous pourra prononcer en connaissance de cause sur l’affaire Lecoq, qui est tout uniment notre radeau de la Méduse.

«Parlons de nous d’abord, en tant que travailleurs vivant de notre peine. M. Beaufils est en dehors: il ne s’agit que de l’étude Deban proprement dite. Nous sommes finis, mes enfants, perdus, rasés. Un de ces matins, l’eau va passer à dix pieds au-dessus de notre tête. Tant pis pour ceux qui ne savent pas nager!

«M. Deban, notre patron, ne m’a jamais fait que du bien; je n’ai pas de mal à dire de lui. Vous l’aimez tous, je le sais, excepté le bon Jaffret, qui n’aime personne. Si nous sortons sains et saufs des décombres de sa baraque, nous pourrons lui être utiles un jour. Ça fait plaisir à penser. Moi, je ne lui refuserai jamais cent sous.

«M. Deban est entré dans le notariat par la grande porte, comme un acteur à succès monte sur le théâtre. Il n’a eu qu’à paraître pour être applaudi. Il était riche, bien fait de sa personne, soutenu par une belle coterie et successeur de son père, qu’on appelait Deban l’Authentique, comme on dit Charlemagne ou saint Louis. Ce papa Deban était le notaire le plus notaire qui ait jamais, avec son collègue fantastique, notarié un «Il appert.» Amen.

«On dit qu’il fut demandé à Mme Deban la mère, quand elle épousa le papa Deban, si elle consentait à prendre pour mari maître Deban et son collègue. On le dit.

«Mais voilà le diable. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas; le fils de Charlemagne, déjà nommé, fut Louis le Débonnaire. Le fils du papa Deban, l’unique héritier de Deban l’Authentique, tabellion du haut clergé et de la grande noblesse, qui eut entre les mains les deux tiers du milliard d’indemnités, le fils du vrai Deban et son collègue, Hilaire-François Deban, né sur les marches mêmes de l’autel du notariat, fut un homme d’esprit, un joli danseur, un musicien agréable; il aima les chiens, les chevaux et même les arts, représentés par le corps de ballet; il se mit bien, il plut aux douairières. Mais sa personne, pilée dans un mortier et soumise à l’analyse chimique la plus rigoureuse, n’eût pas même révélé la présence de l’acide notarique, qu’on nomme aussi notarine et qui devient bien rare.

«Pas de trace!

«Murons la vie privée de Mme Deban la mère, et ne l’accusons pas de ce malheur. Le fait, c’est que le jeune Deban n’était pas un notaire. Au lieu d’expédier sa vie régulièrement, en ronde ou en bâtarde, à mi-marge, sur timbre, il eut une jeunesse orageuse.

Le sénat notarial eut vent de ses débordements et pronostiqua la décadence de l’étude Deban.

«Cela ne manqua pas, Messieurs et chers collègues. Aussitôt que la mort eut fermé les yeux de Deban l’Authentique, son fils prit possession des cartons. J’étais jeune alors et aveugle. Je dois avouer que l’étude entière se frotta les mains en disant: Nous allons rire!

«Il y a de cela dix ans. C’est certain: on a ri. Je ne pense pas que la France ait jamais produit un patron aussi commode que maître Deban. Pourvu qu’on ne lui parlât jamais affaires, tout allait bien, toujours bien. Il spéculait, Dieu sait comme! Il avait sa petite maison rue de Courcelles, sa folie, comme les financiers de la décadence; il jouait surtout, il jouait les yeux fermés.

«Les hommes fortement constitués sont lents à mourir, lors même que la maladie victorieuse est au cœur de la place. Les maisons solidement bâties menacent ruine longtemps avant de tomber. Or, l’étude Deban était un monument, cimenté par quatre générations laborieuses, capables et honnêtes jusqu’au scrupule. Je sais de bonnes boutiques qui, attaquées par un sapeur de la force du patron, auraient sauté en six mois. À l’étude Deban, il y a dix ans que cela dure. Elle tient encore. Je n’ai pas eu vent d’un seul retrait de fonds parmi notre riche clientèle du faubourg Saint-Germain, et nos communautés gardent obstinément confiance.