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«Si le patron était un ouvrier résolu dans le mal, il pourrait encore, à l’heure où je parle, emporter des valeurs énormes en prenant la fuite. Il y a tel dossier qui, mis à part et exploité comme il faut, suffirait…

Ici M. Beaufils siffla tout doucement.

Le roi Comayrol laissa sa phrase inachevée et poursuivit:

– Mais bast! le pauvre patron n’a pas plus le courage du mal que la force du bien. Il se laisse charrier par son attelage de vices, espérant qu’un coup de fortune bouchera les trous qu’il a faits à la lune. Il n’emportera rien plus loin que le n° 113 ou Frascati; il ne fuira pas, il se laissera mettre la main au collet. Il n’est pas assez criminel pour éviter le bagne.

«Messieurs, j’ai prononcé le mot. Il produit sur vous un effet médiocre, parce que vous en savez presque aussi long que moi sur le sujet qui nous occupe. J’ajouterai seulement que la catastrophe, désormais imminente, ne sera pas provoquée par les clients. Nos clients sont de ces sourds qui ne veulent pas entendre; ils tiennent à deux mains le bandeau collé sur leurs yeux. C’est la chambre des notaires elle-même qui s’émeut, et c’est la justice qui procède.

«Le coup sera retentissant. Il y a là un désordre dont aucune déconfiture d’officier ministériel n’aura jamais offert l’exemple. Encore une fois, maître Deban n’est pas un coquin; c’est un fou; un coquin eût fait moins de mal.

«Je ne sais pas tout, moi qui en sais bien plus que lui, car il vit, depuis des mois, dans un état d’ivresse morale. Il y a eu gaspillage extravagant, effronté, inutile. Nous avons l’honneur d’être, tous tant que nous sommes, en ce moment, les palefreniers des écuries d’Augias.

«Nous ne sommes bons qu’à pendre!

«Demain, je vous le dis comme je le sens, les clercs de l’étude Deban, complices nécessaires de ce prodigieux gâchis, seront cloués tous, depuis le premier jusqu’au dernier, au pilori de l’opinion publique…

Le roi Comayrol reprit haleine et but un verre de vin.

Letanneur dit:

– Pour commencer, ce n’est pas d’une gaieté folle. Voyons la suite.

– Autant se jeter à l’eau tout d’un coup! murmura le bon Jaffret. On a été bien simple, dans toute cette affaire-là, de ne pas se mettre de côté une poire pour la soif… comme l’ami Comayrol, par exemple.

– Toi, riposta le premier clerc en adressant au bon Jaffret un signe de tête caressant, tu es une bête venimeuse, et tu peux rendre service à l’occasion! Il ne s’agit que de savoir t’empoigner par le cou avant la morsure…

– Vous le voyez, Messieurs et chers confrères, poursuivit-il en reprenant son accent oratoire, la république est en danger. Nous sommes les rats du navire qui coule, et nous n’avons pas la ressource de déménager. Plus innocents que des enfants à la mamelle, nous sommes néanmoins flétris et marqués. Partout où nous nous présenterons, on nous répondra: Vade rétro! vous étiez de l’étude Deban!

«C’est dans ces conjonctures difficiles que la Providence est venue aujourd’hui deux fois à notre secours: une fois, en amenant l’ami Beaufils sur notre chemin; une fois, en nous envoyant ces vingt mille francs qui seront, si vous le voulez, notre première mise de fonds dans une merveilleuse entreprise.

«Cette entreprise, je la connais, et si j’ai négligé de vous l’expliquer tantôt, c’est que le manque absolu de capitaux était un infranchissable obstacle. À quoi bon ajouter à vos chagrins le regret de ne pouvoir saisir cette planche de salut qui nous était généreusement offerte?

«Maintenant nous sommes riches: non pas pour partager, hélas! car le partage donnerait à peine à chacun de nous les moyens de quitter la France et d’aller cacher sa honte à l’étranger; mais, au contraire, pour réunir nos faibles ressources, mettre en commun l’effort de nos intelligences et nous bâtir une fortune en dépit du passé.

Il y eut une nouvelle pause. Quelques voix s’élevèrent pour déclarer que le roi Comayrol avait rembruni la situation à plaisir. De pauvres employés pouvaient-ils rester si étroitement solitaires des malversations de leur chef?

Letanneur, esprit littéraire, soudain dans ses évolutions, vint inopinément au secours du maître clerc.

– Mes petits, dit-il, je vous donne ma parole d’honneur sacrée que je suis innocent du péché de notre mère Ève. Il y a plus: loin d’écouter le serpent, je lui aurais flanqué un coup de canne, car je n’aime pas ces animaux-là. Eh bien! nonobstant, je suis sevré des agréments du paradis terrestre, où j’aurais mené paître Adélaïde avant tant de plaisir!

– Le monde est fait ainsi! appuya Comayrol. Nous n’y pouvons rien. Toutes les pièces de théâtre ont pour sujet l’honnête criminel, plus ou moins retaillé, retourné et reteint; mais les bourgeois, qui applaudiront éternellement cette bourde au théâtre, n’en veulent pas à leur bureau. Je demande à expliquer l’entreprise Beaufils ou Lecoq ad libitum.

Le silence s’établit aussitôt. On savait que M. Beaufils tenait à l’agence Lecoq. Dans une certaine zone d’affaires, l’agence Lecoq avait une de ces réputations toutes neuves, mal définies, mystérieuses même, ou tout au moins romanesques, qui surexcitent au plus haut degré l’imagination des nécessiteux, des errants, des déclassés, de cette population, en un mot, éminemment parisienne qui mène toute sa vie la grande chasse de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale.

On ne connaissait pas bien ce M. Lecoq; on le savait seulement commissionnaire en invisibles denrées. Il existe deux opinions à l’égard de ce commerce: ceux qui nient et ceux qui croient. Chose singulière, ceux qui nient, pareils aux esprits forts quand il s’agit de fantômes, se mettent dans l’imagination bien plus de diableries que les autres.

Ce qui était à la connaissance de tout le monde, c’est que M. Lecoq avait un passé mystérieux qui semblait ne point le gêner et possédait une influence considérable que nul ne savait définir.

– L’entreprise Beaufils, reprit Comayrol, mettant de côté tout d’un coup l’emphase un peu ironique de son débit, est l’achat d’une action de la maison qui commandite M. Lecoq.

– Quelle raison sociale a-t-elle, cette maison? demanda le bon Jaffret.

– Elle n’a pas de raison sociale, répondit nettement Comayrol, mais son banquier est le baron Schwartz, et le chef de la boutique tient dans sa main des ficelles qui font gambader des princes!

M. Beaufils répondit à la muette interrogation de tous les regards tournés vers lui et qui semblaient dire: «Est-ce vrai?» par une grave inclination de tête.

– Et quel est le prix de l’action? demanda encore Jaffret.

– Un nom, et ce qu’il faut d’argent pour le soutenir pendant un temps donné, répliqua le maître clerc en scandant chacune de ses paroles.

La plupart des assistants crurent avoir mal entendu.

– Qu’est-ce que ce galimatias? grommela Jaffret. Si on croit me soutirer ma part avec de semblables parabole!…

– Tu auras ta voix, rien que ta voix, mon brave, l’interrompit Comayrol; on votera quand j’aurai fini. Le prix de l’action est un nom, parce qu’il faut un nom pour former un centre.

– Un centre! répéta Jaffret. Comprends pas!

Cette fois, le fretin de l’étude, Moynier, expéditionnaire, et les deux clercs hors rang parurent se rallier à l’avis du bon Jaffret.