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– Nous avons le temps, mes petits, reprit le roi Comayrol avec un confiant sourire. Ne nous décourageons pas. Où est le malin qui a appris à lire du premier coup?

«La maison qui commandite M. Lecoq est le centre, le grand centre d’une association à degrés… Tu dois être franc-maçon, toi, Jaffret.

– Je suis ce que je suis, Monsieur Comayrol, repartit sèchement le troisième clerc, mais je n’entends pas le chinois!

– Dans la franc-maçonnerie, poursuivit le maître clerc, il y a le Grand Orient et il y a les loges. Voilà toute l’histoire. Ici, pareillement, nous avons le grand centre et des centres secondaires; exemples: la maison Lecoq, la maison Schwartz et autres…

Le baron Schwartz était déjà, à cette époque, un banquier de premier ordre.

Les surnuméraires et les calligraphies tendirent l’oreille. Letanneur dit:

– Je n’y suis pas encore tout à fait, mais ça m’intéresse. Dévide ton écheveau.

– Les simples maçons n’ont pas le secret comme les cadoches, là-haut, dans la mécanique du roi Salomon, continua Comayrol. Une association à degrés ne peut pas faire manger tout le monde à la même table. Mais, soyez tranquilles, vous en saurez assez pour voir clair à vous conduire. Je suppose que le Père-à-tous, car le grand maître s’appelle comme cela: que voulez-vous que j’y fasse? je suppose que le Père-à-tous ait dix maisons Schwartz pour la banque, un baron Schwartz pour l’industrie, un baron Schwartz pour le contentieux, un baron Schwartz pour la science… et il les a: on pourrait vous les nommer. Je suppose en outre qu’il lui en manque un, de baron Schwartz, le vrai, est arrivé à Paris, il y a sept ou huit ans, avec le diable dans sa poche. Qui en a fait un peut en faire deux, trois, dix, si c’est sa fantaisie. Nous sommes ici en train de faire un baron Schwartz!

– Voilà! ajouta M. Beaufils en souriant à la ronde. C’est aussi bête que ça, mes petits.

– S’il ne faut qu’un nom sans tache… commença le bon Jaffret d’un ton sensiblement radouci.

– Tu proposeras le tien? l’interrompit le maître clerc, merci, ça ne sonne pas, et puis tu aimes trop les bêtes et pas assez le monde. Je préférerais Letanneur.

– Présent! fit le journaliste honoraire. La plume de ce jeune homme pourra le faire connaître dans l’avenir.

– Par pour ça! expliqua Comayrol, mais parce qu’il y a dans les Ardennes une maison Letanneur, qui fait vingt-cinq millions d’affaires en draps tous les ans.

Un murmure courut autour de la table. Cette courte phrase avait avancé, plus que n’eût fait un long discours, l’éducation de l’honorable assemblée. L’idée sortait du brouillard. Un sourire bienveillant naissait sur tous les visages, et Jaffret lui-même, dépouillant tout esprit d’opposition, dit:

– Je ne prétends pas enterrer mes capitaux. Du moment qu’on me montre une pensée pratique, j’entre dans la combinaison. Je suppose la santé de notre honorable ami et Maître Petrus Comayrol, et j’ajoute que ce nom de Comayrol, bien connu sur la place de Montpellier, jouit dans les trois six d’un lustre que sa modestie… j’entends la modestie de notre honorable ami et maître, lui permet… non; l’empêche… Attendez, je dis bien: l’empêche de se mettre en avant pour la position dont il est cas!

Il leva son verre avec un geste agréable; mais au moment où il allait le porter à ses lèvres, on le vit bondir sur son siège pour y retomber tout pâle.

Sa main crispée montrait la fenêtre.

– Ici! dit-il. Nous sommes épiés! J’ai vu une figure aux carreaux!

Entre les rideaux algériens il y avait une large fente qui laissait apercevoir les vitres, humides par places. Tout le monde se retourna. Une ombre se dessinait vaguement derrière les carreaux. Letanneur et les deux clercs hors rang s’élancèrent en même temps vers la fenêtre, mais avant qu’ils eussent touché l’espagnolette, l’ombre avait disparu.

IX L’autre fenêtre

Deux fenêtres s’ouvraient sur la petite terrasse qui, comme nous l’avons dit, communiquait par un double escalier ou plutôt par deux échelles fixes, au jardin de la Tour de Nesle: la croisée d’un cabinet où délibéraient nos futurs associés, et la croisée d’un cabinet voisin. Ce cabinet fut visité tout d’abord et trouvé vide. La fenêtre en était solidement fermée.

Letanneur et les deux surnuméraires, ayant fait le tour de la terrasse déserte, descendirent au jardin. Il n’y avait personne dans le jardin.

– Il faut que nous ayons rêvé, dirent-ils en revenant.

Jaffret secoua la tête et murmura:

– J’ai vu, de mes yeux vu!

Au fond du cœur, il s’exhorta lui-même à la prudence et fit un vœu d’être muet comme un poisson.

– Nous sommes en temps de carnaval, dit Comayrol, quand la fenêtre fut refermée. Il se peut qu’un mauvais plaisant ait voulu nous jouer une farce. En tout cas, je constate que nous n’avons rien fait ici, ni rien dit qui soit en désaccord avec la loi. Les citoyens français, grâce aux conquêtes de 89, ont le droit imprescriptible de dîner au restaurant en causant de leurs affaires. La Charte est désormais une vérité. Parlons bas, mais ne nous laissons pas intimider par le hasard ou la malveillance.

– Et vas-tu! appuya M. Beaufils, laissant percer un ton d’autorité. Ça ne marche pas, bonhomme! Pousse!

– D’abord, reprit le roi Comayrol, je remercie l’ami Jaffret des choses aimables qu’il a dites touchant la position de ma famille sur la place de Montpellier. J’accepterais avec plaisir la présidence de notre groupe, et peut-être y ai-je, en effet, quelques droits, mais n’oubliez pas que l’étude Deban est brûlée de fond en comble. C’est là notre point de départ. L’étude Deban étant brûlée, le maître clerc de ladite étude subit momentanément une tare assez forte. Il n’a qu’un droit, c’est de faire le mort jusqu’à voir, tout en gardant au sein du conseil l’influence que ses camarades voudront bien lui conserver… Il nous faut Malevoy.

– Pourquoi Malevoy? demanda Jaffret, partagé entre ses frayeurs et sa curiosité.

– Parce que Malevoy est un gentilhomme qui a dérogé en entrant à l’étude et qui reçoit toutes les semaines dix lettres d’invitation pour les bals du faubourg Saint-Germain. J’en ai vu de ces lettres: «Mon cher cousin… Mon cher neveu… Mon cher chevalier…» Malevoy est leur cousin, Malevoy le quatrième clerc; Malevoy est leur neveu; sa sœur Mlle Rose de Malevoy, qui a neuf ans, est élevée aux Oiseaux, avec des petites duchesses, Malevoy n’est pas, comme nous, le premier venu; c’est le chevalier Léon Garnier de Malevoy… Et il en a bien l’air, dites donc, vous autres!

– C’est vrai, fut-il confessé tout autour de la table: il en a bien l’air!

– Qu’est-ce que nous voulons faire? vous commencez à comprendre, mais vous ne pouvez voir encore la combinaison…

– Explication complète! demanda Jaffret.

– Mets les points sur les i, ajouta Letanneur. Après, je te dirai si Malevoy en sera ou s’il n’en sera pas.

– Messieurs et chers collègues; reprit Comayrol, qui essuya la sueur de son front, il paraît que la poudre était connue du temps de Charlemagne; seulement, on ne savait pas la manière de s’en servir. Le Père-à-tous a tout uniment inventé la famille, et le droit d’aînesse qui est la constitution et la sauvegarde de la famille. Ne vous impatientez pas: ceci n’est point de la philosophie rétrograde, et, surtout, ceci est sérieux. Qu’est-ce que le droit d’aînesse? ou, sous quelque nom que ce soit, la transmission dynastique du pouvoir représentatif d’un groupe? c’est la loi humaine tout entière, la multiplication des forces congénères dans l’unité, l’association naturelle, le levier mathématique, appliqué sans frottements, ni coudes, ni pertes de puissance; c’est l’appareil simple et grand, conseillé par l’histoire des peuples virils: la nation sous son chef héréditaire: la famille sous son maître légitime, la maison de commerce, s’il faut aller tout en bas pour être clair, sous sa raison sociale immuable!