«Voici l’aînesse dans son droit: qu’est-elle dans son devoir? Elle est la vie de tous non pas pour un, mais par un, mandataire laborieux et souvent exténué de tout un cercle irresponsable. Les vieilles choses m’importent peu, et cela m’est indifférent qu’on les calomnie après les avoir assassinées; je demande seulement la permission de les ressusciter à mon profit, pour gagner beaucoup d’influence et beaucoup d’argent. – Et notez que c’est une place de cadet que je postule dans notre famille.
«Je suis un roi de mardi gras. Je ne me sens pas le dévouement qu’il faut pour être roi tous les autres jours de l’année. Ce sont des vocations.
«Les cadets étaient en majorité dans le monde; ils ont tué l’aînesse, et c’est naturel. Mais, quelque beau jour, une majorité de bâtards décrétera l’infamie du sacrement de mariage. N’en doutez pas. Le monde marche. Il est dans la nature des choses que tout séminariste défroqué insulte à Jésus, et que la fiancée du roi de Garbe, continuant son voyage après la noce, crache en passant sur toute blanche robe nuptiale.
«Je ne me plains pas de cela. C’est le revers des logiques éternelles. Il en sort des traités curieux et des romans qui m’amusent.
«Seulement, moi qui ai réfléchi, moi qui crains ma peine et qui aime mes aises, je veux rétablir l’aînesse, la royauté franche et solidaire, au bénéfice de mes intérêts. J’ai pitié des travailleurs libres qui meurent de faim en faisant la fortune d’un fabricant; parce qu’un maître ne doit rien, au-delà du rigoureux salaire, à des collaborateurs qui sont libres. Je ne veux pas être libre à ce prix-là. Je veux un maître qui travaille pour moi, un aîné, possesseur apparent, mais, en réalité, simple metteur en œuvre des forces vives de ma famille.
«Je lui donnerai non seulement mon argent, mais encore mon travail subalterne. Il commandera, j’obéirai: vous ferez comme moi. Notre maître disposera de tous les pécules mis ensemble et de toutes les valeurs personnelles additionnées. Or, ici est le grand mystère. La règle arithmétique change de nom, en ce cas, je ne sais pas pourquoi. Dix forces mises dans une seule ne s’additionnent plus, elles se multiplient. Et, s’annihilant ainsi, de parti pris, dix hommes donnent cent forces. C’est la vraie vérité.
«Mais comme je suis de mon temps et dévot à cette religion qui condense ses dogmes en ces mots spirituels, sinon sublimes: «Après moi la fin du monde!», je ne prétends pas travailler pour ma postérité, dont je me moque comme du roi de Prusse! je veux jouir. Le plat de lentilles n’a de charmes qu’à l’âge où l’appétit est bon. Je veux par conséquent un jour fixe pour tordre le cou de ma poule aux œufs d’or et pour casser ma tirelire.
«C’était le tort de l’ancien droit d’aînesse. Il était grand. Il travaillait pour l’humanité. Il en est mort. C’est bien fait. Nous, mes frères, soyons petits, et portons-nous bien. Vive nous! tron de l’air! et pour les autres le déluge!
Il y eut, à la suite de ce joli mouvement oratoire, une chaude et franche approbation.
Pendant qu’on applaudissait, les carreaux de la croisée rendirent un bruit singulier, dans le cabinet voisin. Les bravos empêchèrent d’entendre. Il faisait d’ailleurs beaucoup de vent.
– Il y a du bon là-dedans, dit Letanneur, mais revenons à Léon Malevoy. Que fera l’aîné de notre famille?
– Tout, répondit Comayrol à voix basse et après un silence.
– Ce qui veut dire? interrogea encore Letanneur.
Pour la seconde fois, le maître clerc fit attendre sa réponse, puis il prononça lentement:
– Il y a une fortune à prendre, une grande fortune. Les cartons ravagés de l’étude Deban renferment un secret qui vaut des millions.
On écoutait. Comayrol ajouta avec plus d’emphase:
– L’homme qui a fait l’agence Lecoq, la maison Schwartz et tant d’autres belles choses, assure ses abonnés contre les désagréments de la justice.
– Bravo! s’écria vivement le bon Jaffret. J’ai toujours rêvé cela. C’est matériellement possible! J’en suis de la tête aux pieds, moi, vous savez! J’ai des idées excellentes… mais qui sont dangereuses.
Letanneur avait secoué la tête.
– Ne comptez pas sur Léon Malevoy, dit-il. On a prononcé le vrai mot; Léon est un gentilhomme. Je crois d’ailleurs que sa famille travaille à faire les fonds pour lui acheter l’étude Deban.
Tout le monde éclata de rire.
– Acheter l’étude Deban! s’écria le roi Comayrol. Acheter un panier sans anse! une assiette fendue! une soupière qui n’a plus de fond! Va vers ce jeune insensé, Letanneur. Tu sais manier la parole. Dis-lui qu’une association puissante lui donnera cent pour cent de ses capitaux, le fera député dans trois ans, pair de France dans six…
– Mon brave, l’interrompit Letanneur, j’en suis bien fâché pour lui, puisque ça peut gêner son établissement, mais Léon Malevoy est honnête comme un demi-cent de rosières. De plus, il est fort et hardi, et têtu. D’un seul coup de pied, il serait capable d’envoyer votre association à tous les diables.
La figure de M. Beaufils se rembrunit. Comme le maître clerc l’interrogeait du regard, il répondit tout bas:
– Le Père veut un gentilhomme… Voilà! Il faut un gentilhomme, à tout prix!
– On peut en faire un, morbleu! l’interrompit Letanneur, qui était un garçon facile.
– Un vrai gentilhomme! acheva solennellement M. Beaufils.
– Nous aurons un gentilhomme! s’écria Comayrol, indigné de voir une si grande chose arrêtée pour si peu. Quand le diable y serait, les gentilshommes ne sont pas rares! Nous voilà ici huit braves garçons. À nous huit, nous devons bien connaître un demi-cent de vicomtes. Mettons que, sur un demi-cent de vicomtes, il y ait 75
– C’est convenu, fut-il acclamé. Part à neuf!
Une voix sonore et nette s’éleva derrière la chaise du maître clerc.
– Part à dix! prononça-t-elle d’un accent impérieux et profond.
Ce fut comme un choc. Malgré l’alerte donnée une demi-heure auparavant par cette ombre qui avait paru à la fenêtre, le conciliabule, tout entier à son affaire, était retombé dans une entière sécurité. Chacun tressaillit et chacun tourna un regard épouvanté vers la porte du cabinet qui était grande ouverte.
Le lieu était bon pour une apparition théâtrale. Le père Lancelot, homme de goût, n’avait pas manqué de donner à son cabaret une couche ou deux de couleur locale: à part les rideaux algériens et la pendule dédorée qui représentait une scène tendre de Mathilde, par Mme Cottin, tout ici avait une physionomie du Moyen Âge. La table, convenablement souillée, reposait sur quatre gros pieds tors; on s’était procuré à peu de frais des toiles d’araignées pour orner les solives rugueuses du plafond; les portes de sapin étaient peintes en vieux chêne, et sur les murailles, solidement bâties en boue et en crachat, un artiste sans prétention avait figuré des pierres de taille si noires, si crevassées, si mal équarries, qu’on aurait pu se croire, en vérité, rue du Fouarre, non loin du collège de «la nation de Picardie», au temps béni des capettes de Montaigu [1]!
[1] Le collège de Montaigu est fondé en 1314 par Gilles Aicelin, archevêque de Rouen, et transformé en 1483 en une sorte de congrégation comprenant deux cents élèves pauvres qu'on appelle «domestiques» ou «galoches» et quelques pensionnaires aisés nommés «caméristes». Les élèves de Montaigu portent une cape fermée en guise de costume, d'où leur surnom de «capettes» ou de «capets».