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Joulou laissa tomber sa tête sur la table que son front choqua lourdement et bruyamment. Personne ne répondit à l’exode de Marguerite.

– Je vous apporte la femme, poursuivit-elle d’un ton froid et posé. Chacun est ici pour soi, n’est-il pas vrai, avant d’y être pour tous? Vous avez trouvé dans la rue un portefeuille contenant des valeurs. Au lieu de le déposer chez le commissaire de police vous vous l’appropriez. C’est là un péché vulgaire, passible d’une peine insignifiante, et certes mon droit à l’association ne vient pas de ce que j’ai surpris le secret de cette fredaine. Il ne vient pas non plus de ce que je connais vaguement, très vaguement, les rouages d’une mystérieuse organisation qui va très haut et très bas, englobant dans son réseau la plupart des couches de notre formation sociale. Il vient d’un autre hasard. Je demeure au n° 39 du boulevard Montparnasse, ma cuisine a vue sur ce salon. Voici ce que j’ai pu remarquer ce soir et cette nuit. Je vous prie d’écouter attentivement, Monsieur Comayrol. L’étude Deban a soupé ici. Elle a quitté le cabaret au moment même où un jeune homme, dont j’ignore le nom, a été poignardé au coin de la rue Campagne et du boulevard…

– Est-ce que tu aurais le front?… rougit Comayrol.

– Je vous ai déjà défendu de me tutoyer, fit observer Marguerite qui le regardait bien en face. Jusqu’à voir, vous êtes un simple gratte-papier. Moi, quand je voudrai – Joulou est majeur -, je serai vicomtesse.

– C’est une charmante personne, dit M. Beaufils qui se versa un petit verre d’eau-de-vie. Elle s’exprime avec une étonnante aisance.

Le bon Jaffret se frottait les mains et murmurait:

– Submergé le Comayrol!

Letanneur écoutait. Le fretin de l’étude s’amusait comme au spectacle.

Marguerite reprit:

– Quant au front, j’en ai autant qu’il en faut, rien de plus, rien de moins. Je continue: la fenêtre de mon salon donne sur le boulevard. De sorte que j’ai pu voir, à la rigueur, l’attaque du jeune homme inconnu, lequel portait le costume de Buridan… qui manque dans votre collection. Messieurs, il y a de ces querelles de taverne qui ont une issue déplorable… et je crois bien me souvenir qu’au moment où vous quittiez le cabaret de la Tour de Nesle, vous aviez votre Buridan avec vous.

– Lancelot pourra témoigner… s’écria Comayrol.

– Mon bon, l’interrompit M. Beaufils, taisez-vous, vous n’êtes pas à la hauteur. Mademoiselle vous excusera, car elle est bon enfant, j’en suis sûr.

– Oh! fit Marguerite, bon garçon même!… Et quand je vais être votre chef de file, je donnerai une très jolie position à M. Comayrol, car je n’ai pas de rancune.

M. Beaufils ayant avancé son siège comme s’il prenait de l’importance, ce M. Beaufils, beaucoup d’importance.

Le roi Comayrol ne répliqua point, parce que M. Beaufils lui adressa un regard souriant mais dominateur.

Et pendant que M. Beaufils avançait son siège, Comayrol recula le sien en courbant la tête. La pièce tournait; les rôles changeaient.

X M. Beaufils

M. Beaufils ayant avancé son siège comme s’il prenait la présidence, dit avec aménité:

– Ma chère Demoiselle, veuillez, je vous en prie, nous découper votre vicomte. C’est le plat principal du présent festin…

Le vicomte de Marguerite n’avait pas bougé depuis que son front avait rebondi contre la table, et, certes, personne se s’occupait de lui.

– Mon vicomte, dit-elle, ne vaut peut-être pas Léon Malevoy, au point de vue de la figure et de l’intelligence, mais il est bien autrement vicomte! On n’en fait plus comme cela qu’en Bretagne, où les princes marchent dans des sabots et où les filles d’auberge ont deux fois plus de quartiers qu’il n’en faut pour entrer dans les plus nobles chapitres de la Souabe. Mon vicomte a été à la croisade cinq ou six fois. Il est Joulou, cousin de Porhot, et possède quelques droits à la duché de Bretagne par les Goëllo, juveigneurs de Dreux et comtes de Vertus; il est Plesguen, parent de Rieux, aîné de Rohan; il est Bréhut, descendance de Goulaine, mésallié aux Plantagenet d’Angleterre: une race de parvenus!… Tenez, savez-vous un peu de blason? Voilà nos dernières alliances!

Elle ôta de son doigt un beau jaspe gravé en creux et le tendit à M. Beaufils qui ne prit que sa main pour l’effleurer galamment de ses lèvres. C’était décidément un personnage, ce M. Beaufils, mais il ne savait pas le blason.

– Je vais donc vous déchiffrer moi-même l’écusson du comte actuel, notre père, reprit Marguerite. Il est parti d’un trait, coupé de deux; au premier d’azur aux trois épis d’or, en un trescheur d’hermines, qui est Joulou. Bretagne, au deuxième écartelé de Bretagne et de Rieux au troisième d’hermines plein, au franc-canton de sable, qui est Plesguen, au quatrième de gueules au soleil radiant d’or avec la légende: clarus ante claros qui est de Clare…

– De Clare! l’interrompirent à la fois M. Beaufils et Comayrol.

– Notre aïeule paternelle, poursuivit Marguerite, était la fille aînée de Robert Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, création de Jacques II; marquis Clare et Fitz-Roy, comte Fitz-Roy, pour le peerage d’Écosse, baron Clare, Fitz-Roy et Jersey, au peerage du Royaume-Uni, grand d’Espagne de première classe et membre de l’Académie des Salamandres vertes de Bologne, A.M.D.G.

M. Beaufils et Comayrol avaient échangé un regard. Comayrol, qui s’était rapproché de M. Beaufils, lui dit à l’oreille:

– Tout cela est dans le dossier à l’étude. On jurerait qu’elle a appris sa leçon par cœur!

– A-t-elle pu tenir les papiers en main? demanda M. Beaufils, également à voix basse.

– Impossible! Le dossier de M. le duc est dans le propre secrétaire du patron, qui ne l’en a jamais sorti.

M. Beaufils adressa un salut souriant à Marguerite. Le rôle de ce Beaufils semblait grandir à mesure que celui du roi Comayrol s’effaçait et tombait.

– Mademoiselle, dit-il, non sans une petite pointe d’ironie, vous avez là un joli talent d’archiviste paléographe, et je vous en félicite de tout mon cœur.

– Il n’y a pas de quoi, répondit sérieusement Marguerite. J’ai été élevée dans un pensionnat où l’on apprenait toutes sortes de choses. Êtes-vous le maître ici, mon cher Monsieur?

– Nous sommes tous égaux, lança Comayrol avec une certaine emphase.

Les expéditionnaires et les surnuméraires lui surent gré de cette libérale déclaration, mais M. Beaufils cligna de l’œil en regardant Marguerite. C’était aussi une réponse.

Marguerite lui adressa un sourire.

– Venez çà, dit-elle. Avant de signer notre contrat, j’ai un renseignement à vous demander.

M. Beaufils se leva aussitôt, obéissant à son geste mignon que n’eût point désavoué une grande dame. Elle lui prit le bras. Ils se dirigèrent tous deux vers le cabinet dont la porte resta ouverte.