– Ah çà! dit Letanneur à demi-voix, la chose paraît se compliquer.
– Il faudra compter avec cette belle fille-là, répondit Comayrol qui réfléchissait. Beaufils m’étonne. Ça marchait si bien! ajouta-t-il avec un soupir.
– Je n’y vois plus goutte! gémit le bon Jaffret. C’est mystérieux comme une société secrète d’Allemagne!
Moynier, l’expéditionnaire, demanda:
– Saura-t-on le fin mot de s’en aller?
– Le fin mot, répliqua le roi Comayrol d’un air contraint, c’est qu’il nous manquait deux marionnettes pour faire un théâtre complet. Les deux marionnettes qui manquaient sont tombées du ciel ou montées de l’enfer, je ne sais trop lequel. La chose certaine, c’est que la troupe y est et qu’on va commencer la comédie. Au rideau!
On entendait Marguerite et M. Beaufils qui riaient dans le cabinet.
En ce moment, Joulou poussa un soupir de bœuf et crispa son poing autour d’un objet imaginaire, en murmurant des paroles sans suite.
– Est-il ivre ou fou, ce gros-là? murmura Letanneur. On dirait qu’il caresse un couteau.
Le bon Jaffret pensa tout haut:
– S’il y avait eu moyen de retirer ses fonds… Je n’aime pas les cachotteries quand ce n’est pas moi qui les fais.
Mais le fretin de l’étude Deban était d’un avis tout opposé. Il y avait là cinq jeunes gens prêts à se jeter tête baissée dans l’aventure, quelle qu’elle fût. Aucun d’eux n’était précisément un coquin pour le moment, aucun d’eux n’avait droit au titre d’honnête homme. L’étude Deban, nous n’avons pas pris la peine de le cacher, était une détestable école; – mais si un barème, quelconque faisait tout à coup le compte des gens qui, dans Paris, vont au hasard de la vie, sans principe ni soutien moral, prêts à tomber, selon les caprices de l’équilibre, du côté du mal ou du côté du bien, les pessimistes eux-mêmes auraient un quart d’heure d’étonnement effrayé.
Ajoutons que les gens qui composent la grande armée des affaires ne deviennent positifs qu’après le succès. Il n’y a rien de si romanesque au début qu’un conscrit des chiffres, des contrats ou de la chicane. Le rêve de ces poètes griffus n’est pas gracieux, mais il est fou. Ce qu’on appelle vulgairement le «plomb dans la tête», c’est l’argent dans le sac. Avant d’avoir l’argent qui est son âme, l’homme d’argent n’a peur de rien. Plus la rivière est trouble, mieux il a le besoin d’y plonger.
Chaque mot prononcé depuis qu’il était question de «l’affaire Beaufils», chaque incident survenu semblait remuer à plaisir le fond de la rivière. Au-delà de ces brouillards, la jeunesse Deban devinait un horizon d’or: – cet immense inconnu, cette société révoltée, cette commandite des corsaires que tous les déclassés entrevoient dans leurs songes – et qui existe peut-être.
Au moment où Marguerite de Bourgogne quittait le salon, elle pesa sur le bras de M. Beaufils, toujours galant, qui lui dit, en passant le seuil du cabinet:
– Entièrement à vos ordres, chère Demoiselle.
Marguerite s’arrêta et baissa la voix tout naturellement, pour demander:
– Mon cher Monsieur, qui trompe-t-on ici?
M. Beaufils éclata de rire franchement.
– Mais, tout le monde, répliqua-t-il, et personne.
– Oh! parlons net, s’il vous plaît! l’interrompit-elle presque sévèrement.
Puis montrant tout à coup le sourire de ses dents perlées, elle ajouta:
– Pensez donc! Je suis pressée. J’ai vingt ans sonnés.
– Vous êtes adorablement belle! murmura M. Beaufils.
– Comment vous appelez-vous? interrogea Marguerite.
– Mais, ma chère Demoiselle, vous avez entendu mon nom…
– Bien, bien, Monsieur Beaufils, je sais… comment vous appelez-vous?
L’employé de la maison Lecoq baissa les yeux sous son regard brillant et froid.
– J’ai beaucoup voyagé, poursuivit-elle. Il y avait à Bordeaux un commis voyageur pour les coffres-forts à défense et à secret de la maison Berthier et Cie, qui avait un faux air de vous…
– Un faux air… répéta Beaufils dont le sourire devint forcé.
– Je l’entendis nommer une fois, par un brave gaillard qui avait eu des malheurs… et qui sortait un peu de prison…
– Peste, chère Demoiselle, fit l’employé de la maison Lecoq, vous fréquentiez une société mêlée, à Bordeaux!
– Oui, cher Monsieur. Je vais et je viens, cherchant toujours ma voie, et je la trouverai. Ce n’est pas à la salle des croisades que j’ai rencontré mon vicomte, qui a les armes de Clare dans son écusson.
– Est-ce que vous savez quelque chose de particulier sur M. le duc de Clare? demanda vivement Beaufils.
– Peut-être bien. Un vrai grand seigneur, celui-là, par exemple! Une fortune comme on n’en voit plus. La théorie de ce bavard de Comayrol a du bon. Il faudrait une fortune pareille à l’aîné de notre famille. Mais ne nous égarons pas. Le brave gaillard qui sortait un peu de prison, là-bas, à Bordeaux, vous donnait un sobriquet bizarre: il vous appelait Toulonnais-l’Amitié…
Elle guettait un tressaillement du bras de son cavalier; mais M. Beaufils ne broncha pas. Il avait eu le temps de se remettre.
– Vous ne trouvez pas ce nom-là drôle? reprit Marguerite. Ce Toulonnais-l’Amitié, quand on l’appela ainsi, ne perdit pas plus que vous son sourire. Ce doit être un garçon très fort. Mais il fit l’aumône au brave gaillard en lui disant: «Tu es brûlé ici, ami Piquepuce. Grimpe sur l’impériale de la diligence et laisse-toi rouler jusqu’à Paris. Va, bonhomme!»
– C’est encore un très drôle de nom que Piquepuce, fit observer M. Beaufils.
– Très drôle. Ils en ont comme cela. Comment vous appelez-vous?
– Toulonnais-l’Amitié, si vous voulez, répondit M. Beaufils d’un ton grave.
– Non, dit Marguerite, je ne veux pas. Je vous connais, cher Monsieur. Vous êtes M. Lecoq en personne, le grand M. Lecoq!
M. Beaufils mit un doigt sur ses lèvres.
– Comment savez-vous cela? demanda-t-il doucement.
– À l’automne, vous m’avez vendu, moyennant trois louis, ce qu’il fallait de renseignements pour me venger de ma meilleure amie.
Pour la seconde fois M. Beaufils éclata de rire.
– Riez aussi, ordonna-t-il. C’est dans le rôle.
Marguerite obéit bruyamment.
– Vous me plaisez, dit M. Beaufils, mais là, en grand, vous avez joué gros jeu, vous gagnerez… à moins qu’il ne vous prenne envie de me tenir tête, auquel cas, bonsoir les voisins!… Sommes-nous une paire d’amis, Bébelle?
– Oui, répliqua Marguerite, nous sommes une paire d’amis… à moins qu’il ne vous prenne envie de me contrecarrer, auquel cas, bonsoir les voisins!
M. Beaufils lui planta sans façon deux gros baisers sur les yeux.
– Bébelle! murmura-t-il. On ne menace pas papa!… Rentrons, ton affaire est faite.
Elle le retint par le bras au moment où il allait repasser le seuil du salon.
– Un mot encore, dit-elle. Qu’y a-t-il derrière le bavardage de ce Comayrol?