Il remit sa tête entre ses mains. Marguerite fit un geste qui fut compris de tout le monde. M. Beaufils se leva aussitôt, disant:
– J’ai envie de me payer un petit tour de terrasse. On étouffe, ici.
Il prit le bras de Comayrol qui lui dit.
– Ces Bretons sont têtus. J’ai peine à croire qu’elle gagne la partie.
– Cette belle fille-là! riposta M. Beaufils, elle le mangerait tout cru, sans poivre, ni sel ni moutarde. Et toi avec!
En passant derrière Marguerite, il ajouta tout bas:
– C’est ce garçon-là qu’il nous faut et non pas un autre. Il est superbe! Enlevez-nous ça, trésor!
Marguerite ne se retourna pas.
– Que diable veulent-ils faire de cet idiot? demanda le bon Jaffret à Letanneur. Il a l’air de croire en Dieu!
Letanneur répondit:
– Je pense qu’ils veulent l’empailler pair de France.
Le fretin suivait. Les expéditionnaires et les clercs hors rang avaient la méditative fierté qui sied si bien aux conspirateurs. Moyner dit à Jaffret:
– Ma vieille, c’est comme ça qu’on bouleverse les sociétés civilisées!
Marguerite et Joulou étaient seuls.
Marguerite passa brusquement sa main dans les cheveux de Joulou qui frémirent et se hérissèrent.
– Laisse-moi, balbutia-t-il, c’est fini. Je veux m’en retourner chez nous.
– Chrétien, il y a là quelqu’un qui sait ce que tu as fait, dit tout bas Marguerite.
Joulou repartit:
– Tu mens! tu n’as rien dit! tu as trop peur de mourir!
Puis, il ajouta en se redressant:
– Moi, je n’ai pas peur!
Les doigts de la belle fille se crispaient dans ses cheveux. Il eut presque un sourire.
– C’est quand tu me fais mal que je t’aime! pensa-t-il tout haut.
– Tais-toi, dit-elle, essayant de donner à sa voix un accent plaintif. Tu m’as insultée devant tout le monde, tu me méprises!
Joulou répliqua:
– C’est vrai: je te méprise!
Il avait les yeux baissés. Il ne vit pas l’éclair qui s’alluma dans les prunelles de Marguerite.
Les lueurs vagues qui précèdent le jour dessinaient en gris les carreaux chargés de givre. La fenêtre entrouverte laissait passer les premiers bruits du matin. La ville ne s’éveille pas, à cette heure, le mercredi des Cendres: elle va se coucher. On entendait les chants rauques du plaisir qui n’en peut plus.
Sur la terrasse, on parlait de la descente de la Courtille qui devait commencer. La descente de la Courtille était encore à la mode. Chose surprenante! Paris laisse mourir tour à tour, toutes ses absurdités adorées comme si c’étaient de bonnes choses.
Marguerite prit une chaise et s’assit auprès de Joulou. Il y eut peu de paroles échangées. Un instant, Joulou gémit et pleura. Ceux de la terrasse riaient bien un peu en regardant à travers les carreaux.
Marguerite, au contraire, menaçait ou souriait.
Il y eut un instant où M. Beaufils, arrêté devant la fenêtre, dit avec admiration:
– Elle est belle comme une diablesse, cette coquine-là!
Au bout de dix minutes, la tête orgueilleuse de Marguerite se tourna vers la croisée.
– Fait! annonça M. Beaufils. Allons-y!
Il rentra le premier et tout le monde après lui. Jaffret referma la croisée.
– Eh bien? interrogea Beaufils.
Marguerite baisa Joulou au front et répondit:
– Il est sage, mon pauvre Chrétien!
– Messieurs, criez bravo! dit Beaufils, votre fortune est faite!
Tout le monde battit des mains de confiance et cria: «Bravo! C’était froid.» Beaufils reprit:
– Demain soir, j’aurai l’avantage de vous recevoir à l’agence Lecoq. Ceux qui voudront rester à l’étude Deban resteront, les autres n’auront qu’à demander: j’ai ce qu’il faut à chacun.
– Même de l’argent? interrogea Letanneur.
– Surtout de l’argent, répondit M. Beaufils.
Cette fois on applaudit de bon cœur, et M. Beaufils put voir autour de lui un cercle de visages radieux.
– Cependant, reprit-il avec un reste d’hésitation, M. le vicomte n’a encore rien dit.
Joulou hésita. Ses yeux brûlaient au milieu de sa face livide.
– J’ai peut-être compris ce que vous voulez faire de moi, dit-il enfin d’une voix altérée. J’ai entendu, moi aussi, la chanson de Comayrol. Je vais être l’aîné d’une famille qui mangera ma chair et boira mon sang. C’est bien. Je suis majeur: j’ai le droit de signer tout, fût-ce un pacte avec Satan: je signe.
La tête haute et d’un grand geste, il tendit la main à Marguerite. Marguerite pressa cette main contre son cœur.
– C’est vrai qu’il est superbe! dit le roi Comayrol.
M. Beaufils glissa à l’oreille de Marguerite, par-derrière:
– Comme on se vengera de ce brutal! hein, trésor?
Puis il ajouta tout haut et d’un ton paterneclass="underline"
– Mes enfants, je vous bénis. Allons-nous coucher. Nous avons fait de la bonne besogne.
En ce moment, une voix gaillarde et jeune chanta dans l’escalier.
– Ohé! l’étude Deban! cria-t-elle pendant qu’on frappait rondement à la porte.
– Léon Malevoy! dit Comayrol. Abondance de biens nuit!
M. Beaufils ordonna d’ouvrir et mit un doigt sur sa bouche. Léon était en habit de ville et portait sous son bras des épées entortillées dans un manteau.
– Deux témoins de bonne volonté, s’il vous plaît, dit-il. Bonjour, les vieux! Bonjour Marguerite. Le temps est magnifique. Avez-vous fini de souper? Nous allons déjeuner. Il y a un beau grand nigaud qui m’attend pour me tuer, derrière le cimetière Montparnasse, à deux pas d’ici, parce qu’il a trouvé sur le pied de mon lit le madras de cette fille-là.
Du doigt il montrait Marguerite en riant.
Autour de ces paroles un grand silence se fit. Marguerite restait immobile comme une statue. Joulou se leva. Il y avait dans ses yeux une fierté farouche et je ne sais quelle lugubre joie.
– Monsieur Léon de Malevoy, prononça-t-il lentement, l’homme qui devait vous attendre derrière le cimetière Montparnasse est mort; il avait insulté ma femme, je l’ai tué, comme je vais vous tuer, Monsieur Léon de Malevoy, parce que vous venez d’insulter ma femme!
Il y eut un frémissement parmi les assistants. M. Beaufils cligna de l’œil en regardant Marguerite qui devint plus livide qu’un cadavre.
– Sois tranquille, toi, reprit Joulou, qui semblait grandir. Si je suis à tous ceux qui sont ici, tout ceux qui sont ici m’appartiennent, excepté M. Léon de Malevoy, un noble et brave jeune homme. Rentre chez toi. Nous allons partir six: deux combattants et quatre témoins. Les choses iront comme il convient entre gens de cœur. De ce qu’il a vu, entendu ou supposé ce matin, M. Léon de Malevoy ne parlera jamais à personne!
XI Bon-Secours
L’ordre des sœurs de Bon-Secours, comme chacun le sait, n’est pas institué pour recevoir les malades, mais bien pour les soigner à domicile. Ce fut la proximité de la rue Notre-Dame-des-Champs et la charitable réputation des bonnes dames qui firent naître chez l’officier de paix l’idée de frapper à leur porte. En arrivant au seuil de la maison, un regard jeté sur le costume du mort lui donna à réfléchir. Il se dit que ce serait un scandale inutile et qu’il n’y avait point décence à introduire dans ce couvent, qui n’était pas un hôpital, le cadavre d’un pauvre jeune garçon dont le linceul était un déguisement de carnaval. Il hésita. L’étudiant en médecine consulté déclara que le Buridan était mort et bien mort. Dans le cortège, les uns goguenardaient, se représentant les bonnes sœurs, mises tout à coup en présence du héros de la Tour de Nesle, les autres, les femmes surtout, s’impatientaient et disaient: