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Le second prétendant, le chevaleresque et malheureux chevalier de Saint-Georges, s’était uni par un mariage secret à une fille de cette maison qui fournit deux vaillants capitaines à l’armée française, sous Louis XV, un compagnon à La Fayette dans la guerre de l’Indépendance américaine, et plus tard, pendant la Révolution, deux soldats encore, deux intrépides champions qui combattirent, malheureusement, sous des drapeaux opposés.

La mère Françoise d’Assise avait dans ses veines le sang des rois. Elle avait porté pendant sa jeunesse courte et brillante le nom de Stuart et le nom de Clare.

Deux fois par an, une fois l’été, une fois l’hiver, un équipage à quatre chevaux, timbré à cet écusson que Marguerite Sadoulas nous blasonnait naguère: d’azur au soleil radiant d’or avec la légende «clarus ante claros», s’arrêtait devant le seuil austère de la maison de Bon-Secours. Un homme de rare élégance et de grande mine en descendait, tenant par la main une petite fille très pâle, aux yeux hardis, que les bonnes religieuses trouvaient laide. On ne sait jamais avec ces petites filles: celles qui doivent être complètement belles se font en quelque sorte avec peine comme tous les chefs-d’œuvre.

– L’enfant a une paire d’yeux, disait la sœur portière, et c’est tout! Cela suffit. Vous avez vu l’étrange et mystérieux travail des pleines lunes de l’été, qui mangent les nuages, selon l’expression des marins. Ces lunes se lèvent dans la brume; à peine ont-elles émergé au-dessus de l’horizon, qu’une tumultueuse conspiration de nuées les aveugle et les noie. Mauvais temps! vilain ciel! La nuit est condamnée. Pas du tout. À mesure que ce lumineux regard du firmament monte en prenant de la puissance, les nuages étonnés se déchirent, troués par la mitraille de ses rayons. Le ciel sourit, la terre et la mer s’égayent. Il semblerait qu’une immense haleine a mouillé d’abord le cristal de ce disque, comme on essuie une glace, afin que viennent mieux s’y mirer les lointaines splendeurs du soleil. Voyez, l’œuvre féerique est achevée. Il n’y a plus là-haut qu’une vaste coupole d’azur où les dernières vapeurs argentent leurs flocons avant de s’évanouir.

Cela suffit. La paire d’yeux mange la laideur qui était le travail, l’enfantement même de la durable et fière beauté. Le rayon perce la nuée, affirmant le limpide avènement de son règne à la face de la terre et du ciel.

L’équipage à quatre chevaux était, comme son maître, élégant, riche, noble surtout, et vous n’eussiez pas trouvé dans tout Paris un brelan carré d’orgueilleux pur-sang, comparable à l’attelage de M. le duc de Clare.

M. le duc avait soixante ans, Il appartenait bien un peu à cette catégorie des lions empaillés qui se gardent eux-mêmes comme une conserve bien faite; mais cette catégorie, comme toutes les autres, a ses couches. Le grotesque est par-bas, la comédie au milieu; tout en haut, il y a les majestés de la perfection. M. le duc était à plusieurs coudées au-dessus de ce «tout en haut». Il planait. Le procédé vulgaire disparaissait, laissant voir seulement le résultat triomphant: une figure hautaine et jeune encore, une bouche arquée fermement, un front magistral, mais sans rides sous la neige bouclée d’une admirable chevelure blanche.

Car, nous autres conteurs, nous avons çà et là quelques audaces, mais nous ne pouvons pousser l’effronterie jusqu’à teindre les cheveux d’un homme qui se respecte.

M. le duc appelait sa petite-fille Nita. Je ne sais si vous aimez ce nom. Il est presque latin et parle vaguement d’étincelles.

Au moment où M. le duc entrait dans le parloir, la sœur tourière ouvrait à Nita la porte des jardins et lui disait:

– Princesse, amusez-vous bien, mon ange.

Elle ajoutait, il est vrai, tout au fond de ses coiffes:

– Vanité des vanités!

Laide ou belle, cette petite était princesse. La maison de Clare avait marché depuis le temps où ses armoiries entraient, par alliance, dans l’écusson campagnard de Joulou. Par héritage de sa mère, princesse médiatisée d’Eppstein, Nita avait droit au titre d’altesse.

Aussitôt la porte du jardin ouverte, elle s’élançait comme un petit chevreuil, et, Dieu du ciel! je ne suppose pas que sa principauté, cédée à l’Autriche, la gênât plus que de raison. Mais gare aux plates-bandes!

M. le duc faisait le signe de la croix en entrant dans le parloir, parce qu’il y avait un crucifix sur la table, au bout, devant le grand tableau représentant Notre-Dame-de-Bon-Secours. La sœur tourière disait: «Pardon, Monsieur le duc», et dérangeait un peu le troisième fauteuil, à droite, en entrant, toujours le même. Ce fauteuil était paillé, comme les autres. M. le duc s’y asseyait en disant:

– Ma sœur, je vous prie de vouloir bien prévenir Madame ma tante que je suis ici pour lui rendre mes respectueux devoirs.

C’était réglé. La sœur tourière s’inclinait et sortait. M. le duc attendait.

Bon moment pour observer une physionomie. M. le duc était évidemment plus qu’un gentilhomme, c’était, dans toute la force du terme, un grand seigneur et mieux que cela encore: un heureux, car vous eussiez trouvé en France peu de grands seigneurs, entourés d’un si complet ensemble de prospérités. On peut dire que ses titres de général de division et de pair de France étaient à peine au niveau de sa situation. Il était puissamment riche, et il était tout ce qu’on peut être. L’ambition, ce suprême refuge des années qui déclinent, ne lui offrait plus de prétextes à s’efforcer.

Aussi, à cet instant où nul regard n’était sur lui, le noble visage de M. le duc avait-il une expression d’ennui amer et découragé.

C’est en examinant de près un homme, parvenu au sommet des espérances humaines, que le vide apparaît effrayant et navrant.

Mais comme Nita bondissait dans les carrés, la princesse, la sauvage! et comme elle fourrageait!

Au bout d’un quart d’heure, montre à la main, la porte intérieure du parloir, qui était derrière le crucifix, s’ouvrait, et la supérieure, en propre personne, paraissait au seuil, disant:

– Monsieur le duc, voici notre chère mère Françoise d’Assise.

Le duc se levait et marchait vers le crucifix.

La supérieure s’effaçait. Une grande femme qui ressemblait vaguement au duc et à Nita, montrait sa longue figure blême au fond de ses coiffes, et s’arrêtait derrière la table, d’où elle disait:

– Monsieur mon neveu, je suis toujours contente de vous voir.

Sur ce mot, la supérieure se retirait. C’était réglé.

Le duc, debout, de l’autre côté de la table, demandait à la vieille religieuse des nouvelles de sa santé. La conversation allait, notée comme un papier de musique ou une conférence diplomatique dont les termes ont été pesés d’avance.

Au bout de dix autres minutes, toujours montre à la main, la vieille religieuse disait avec un soupir:

– Avant de vous quitter, Monsieur mon neveu, je désirerais savoir si vous n’avez point de nouvelles de votre frère aîné, mon neveu Raymond, duc de Clare, général de division au service de Bonaparte – de sa veuve, s’il est mort, comme je le crains, et de sa postérité?

– Aucune, répondait M. le duc tristement.