La porte d’entrée s’ouvrait alors, parce que la demi-heure s’achevait, et la sœur tourière ramenait Nita, qui était rouge de ses gambades dans le parterre. Nita allait un peu plus loin que son père, Elle tournait la table où était le crucifix et la vieille religieuse l’embrassait, après lui avoir donné une image de piété. C’était réglé.
Il y avait dans ce baiser beaucoup de respect de la part de l’enfant, beaucoup d’affection de la part de la recluse, qui adressait alors un signe d’adieu au duc et disait en repassant le seuiclass="underline"
– Monsieur mon neveu, que Dieu soit avec vous. J’espère que, la prochaine fois, vous aurez des nouvelles de notre famille.
Ainsi était-ce chaque fois et jamais autrement. Puis les quatre chevaux descendaient en dansant le pavé de la rue Notre-Dame-des-Champs, pour gagner la rue Saint-Dominique, où M. le duc avait son hôtel.
Par ce qui précède, on peut comprendre pourquoi le papier trouvé dans la poche du mourant, et portant, écrits au crayon, les divers noms patronymiques de M. le duc de Clare, avait produit une certaine émotion dans la maison de Bon-Secours.
L’émotion gagnant de proche en proche, arriva jusqu’à la cellule reculée où la mère Françoise d’Assise priait et tâchait d’oublier. Il y avait un an maintenant que la vieille religieuse n’était pas sortie de sa chambre. Elle n’avait pas reçu les deux dernières visites de M. le duc qui lui avait fait passer, chaque fois, un pli, contenant, avec l’assurance de son respect, cette laconique mention: «Aucune nouvelle.»
La cellule était toute nue et aurait pu convenir à un anachorète, mais le cœur humain a de bizarres replis. Dans la ruelle du lit sans rideaux, il y avait un riche cartouche d’émail, formant bénitier et encadrant l’écu en losange, particulier aux femmes, lequel écu était «d’or, au lion rampant de gueules, en un double trescheur fleuré, contrefleuré du même». La bannière des Stuarts! Du fond de sa solitude, la fille des rois tournait encore la tête pour regarder le passé où se dressait un trône.
Au-dessus du bénitier, on voyait une miniature pâlie et dont les couleurs avaient passé. Elle représentait un homme, jeune encore et très beau, portant le costume de général de division, tel qu’il était dans les dernières années de l’Empire. C’était l’original ou la copie du portrait qui ornait la pauvre cheminée de Madame Thérèse, la mère de notre Roland.
À part ces deux objets, les murs de la cellule étaient entièrement nus.
Chaque soir, avant de se coucher, la mère Françoise d’Assise contemplait l’écusson et le portrait. C’était comme le couronnement quotidien de sa prière.
Quand la sœur converse qui lui portait son repas, lui eut raconté l’aventure du parloir, elle ne répondit rien. La sœur converse pensa que tout était fini en elle, et que son grand âge ne comprenait plus.
Elle fut deux jours entiers sans prononcer une parole qui eût trait à cet incident. Le matin du troisième jour, elle dit à la sœur converse:
– Si le jeune homme n’est pas mort, il doit parler, maintenant.
– Le jeune homme n’est pas mort, et il ne parle pas, répondit la sœur, étonnée de cette question lucide et nette. La justice est venue trois fois précisément pour le faire parler.
– Ah! fit la mère Françoise d’Assise, la justice!
– Il est dans son lit, poursuivit la sœur, sans mouvement, sans voix, probablement sans connaissance. Je n’ai jamais vu un jeune homme si beau.
La vieille religieuse congédia la sœur converse. Dans la journée, elle manda son directeur et descendit à la chapelle. Son entrevue avec son père spirituel, qui était un jeune prêtre de la Compagnie de Jésus, fut longue. En sortant de la chapelle, au lieu de monter dans sa cellule, elle fit appeler la supérieure qui semblait être à ses ordres, et lui dit:
– Ma mère, je veux me rendre au parloir.
– Nous ne recevons plus au parloir, vénérable mère, repartit la supérieure, parce que le zèle imprudent de deux de nos sœurs y a placé un blessé qui ne pourrait subir le transport à l’hospice.
– C’est pour voir le blessé que je veux me rendre au parloir, répondit la vieille religieuse.
La supérieure, sans manifester son étonnement, lui offrit aussitôt l’appui de son bras.
C’était le cinquième jour depuis l’arrivée de Roland, qui était seul, gardé par une femme étrangère, car les sœurs de Bon-Secours avaient dû reprendre leurs pieux travaux. La garde était une pauvre veuve, chargée de famille et digne de tout intérêt, mais elle aimait dormir. Elle dormait, droite sur sa chaise, avec son chapelet entre ses doigts. L’entrée de la supérieure et de sa compagne ne la réveilla point.
Roland était couché sur le dos, les yeux fermés, la bouche entrouverte. Il n’y avait entre le blanc de sa joue et le blanc de la toile que l’opposition terne qui pourrait exister entre le marbre et le linge, si quelqu’un avait fantaisie de draper une statue dans un lit. Un souffle court et faible, qui agitait brusquement sa poitrine à des intervalles irréguliers, était le seul signe de vie qu’il donnât.
La mère Françoise d’Assise arrêta d’un geste la supérieure à quelques pas du seuil et marcha elle-même jusqu’au chevet. Elle était calme et froide comme toujours.
Quand elle fut tout près du lit, elle regarda, sans courber sa taille inflexible. Les années avaient passé sur ce corps, frêle en apparence, mais qui était d’acier, sans produire autre chose qu’une sorte de lente pétrification. L’âge la laissait intacte, et c’était avec ses yeux de cent ans qu’elle lisait dans son livre de prières.
Elle regarda longtemps – si longtemps que la supérieure étonnée prit un siège.
La supérieure, placée derrière elle, avait pu deviner seulement au mouvement de ses coudes qu’elle avait pris dans son sein un objet qui partageait avec le blessé son attention profonde.
Quand elle remit l’objet sous le revers de sa robe de bure, la supérieure put entendre un grand soupir.
La mère Françoise d’Assise remonta à sa cellule, sans mot dire et toujours appuyée au bras de la supérieure. Avant de franchir le seuil, elle murmura:
– Ma mère, je vous remercie. Si ce jeune homme vient à recouvrer l’usage de la parole, à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit, je vous prie de me faire prévenir.
– Votre volonté sera faite, vénérable mère, répondit la supérieure.
La vieille religieuse fit un pas pour entrer, mais elle s’arrêta et dit encore:
– Ma mère, la bonté de Dieu peut m’accorder une grâce qui me tient fort au cœur. Je voudrais un Pater et un Ave pour moi, à la prière de ce soir.
– Vous l’aurez, vénérable mère.
– Soyez bénie, sœur supérieure, dit alors la vieille religieuse en changeant de ton et avec un geste de fière protection: je n’ai plus besoin de vous.
La supérieure croisa ses deux mains sur sa poitrine, salua respectueusement et se retira.
La mère Françoise d’Assise, ayant fermé la porte de sa cellule, plia ses deux genoux roidis avec effort et les mit sur le carreau nu. Elle pria. Quand son oraison fut achevée, elle tira de son sein l’objet que la supérieure n’avait pu voir. C’était la miniature, dont la place restait vide au-dessous du bénitier armorié.
La miniature reprit son lieu, après que la vieille religieuse l’eut effleurée de ses lèvres froides.