Puis elle ouvrit le petit meuble où étaient ses livres de dévotion, pour y prendre du papier, une plume et de l’encre. Elle s’assit. Elle écrivit d’une main lente et lourde, mais ferme encore:
«Monsieur mon neveu,
«Je désire vous voir demain, sans faute. Que Dieu soit avec vous.
«Rolande Stuart de Clare,
«en religion: Sœur Françoise d’Assise.»
Elle mit l’adresse:
«À Monsieur le général duc de Clare, pair de France, en son hôtel, à Paris.»
XII Le parloir
Le lendemain, la mère Françoise d’Assise attendit vainement. M. le duc de Clare, son neveu, ne vint point. Elle passa la journée entière dans une agitation inquiète; le long et morne sommeil de cette existence claustrale s’éveillait. C’était comme une résurrection troublée et fiévreuse; elle avait, la femme morte au monde depuis tant d’années, et séparée de la vie par un mur si épais de renoncement, elle avait des impatiences d’enfant, des désirs soudains, des colères, des caprices.
Elle descendit à la chapelle, deux fois; elle conféra avec son directeur qui la quitta pour se rendre à l’hôtel de Clare. Elle manda près d’elle le chirurgien qui soignait le jeune blessé et voulut entretenir la garde-malade.
Le chirurgien fut interrogé par elle sur la question de savoir s’il était possible que le blessé mourût sans recouvrer la parole. À de semblables demandes si ces Messieurs prenaient seulement la peine de répondre: «Nous n’en savons rien», que de temps épargné! Le chirurgien parla beaucoup et dit en somme que, si les muscles de la glotte ne recouvraient pas leur élasticité, le malade devait mourir muet; il ajouta que si lesdits muscles cessaient d’être paralysés, on verrait revenir la parole.
La mère Françoise d’Assise voulut savoir si les investigations de la justice, tout impuissantes qu’elles étaient, ne pouvaient pas nuire à la guérison du jeune inconnu. Le chirurgien sourit au mot guérison et prononça le mot: miracle. Sa réplique fut néanmoins affirmative, parce que, dit-il, nul ne pouvait savoir au juste si le malade entendait. Il cita même des cas de catalepsie traumatique nombreux et fort extraordinaires. La vieille religieuse, l’ayant congédié, écrivit au garde des sceaux, afin que les interrogatoires fussent supprimés. Ils le furent.
Après le chirurgien, vint le tour de la pauvre femme qui gardait notre Roland. Celle-ci fut sévèrement admonestée et promit de ne plus fermer l’œil pendant sa faction. Comme elle avait donné pour excuse sa misère et les soins de son ménage qui la forçaient de travailler aux heures du repos, la mère Françoise d’Assise lui remit de l’argent et une lettre de recommandation qui plaça du jour au lendemain son mari dans une position aisée. Du fond de sa cellule, elle pouvait beaucoup, d’autant plus peut-être qu’elle voulait rarement.
La garde-malade avait nom Marie Davot. La mère Françoise d’Assise lui ordonna de veiller incessamment sur le blessé, d’interroger à chaque instant son sommeil ou sa fièvre, d’épeler chaque mouvement de sa physionomie, de surprendre enfin sa première parole, s’il venait à parler. À quelque heure de la journée ou de la nuit que ce fût, la cellule, fermée à tous, devait s’ouvrir pour elle, Marie Davot, si elle avait un rapport à faire.
Pour dernier mot, la vieille religieuse dit:
– Ne vous inquiétez point de votre avenir, si vous accomplissez comme il faut votre devoir.
Ce soir-là, Marie Davot n’eut garde de s’endormir. Elle rêva tout éveillée de fortune faite.
Le confesseur, cependant, revint de l’hôtel de Clare avec l’explication du silence de M. le duc. M. le duc était à Rome depuis un mois avec la princesse Nita, sa fille. Il devait y passer l’hiver.
Rome était loin, en ce temps, surtout en hiver. La mère Françoise d’Assise témoigna le désir qu’un exprès fût dépêché à Rome. Une demi-heure après, l’estafette montait à cheval.
Ces diverses choses firent causer, Dieu sait comme, dans le couvent. Depuis la fondation de l’ordre, jamais pareille charade n’avait été proposée à la curiosité des bonnes sœurs. Les préoccupations étranges de la mère Françoise d’Assise n’apparaissaient pas aux habitantes du couvent comme à nous; un voile mystérieux restait entre elle et les regards; mais quelque chose transpirait et ce quelque chose suffisait amplement à mettre en danse les langues, d’avance émoustillées par ce fait: la présence du blessé dans le parloir.
C’était déjà tout un roman que l’existence de cette vieille princesse, morte au monde, ensevelie sous la bure et qu’on sentait, plus qu’on ne la voyait à l’intérieur du couvent. Elle vivait de pénitence, de prière et d’oubli, mais on la traitait comme une reine, et l’apparition périodique du carrosse ducal, attelé de quatre chevaux, était toujours un événement.
Or, voilà que cet antique mystère se mêlait tout à coup à un mystère nouveau. Qui était ce jeune homme? Quel lien le rattachait à cette grande race qui allait dépérissant et que le sexe du dernier enfant, la petite princesse Nita, condamnait fatalement à mourir?
Une fois l’exprès parti, la mère Françoise d’Assise retomba dans son apparente immobilité. Elle ne descendit point au parloir pendant la semaine qui suivit: seulement, chaque matin, la Davot venait lui faire son rapport. C’était encore ici quelque chose de bizarre: pour entendre ce rapport, la vieille religieuse venait au seuil de sa cellule, et la garde-malade restait dans le corridor.
Le dimanche soir, douzième jour après l’arrivée du blessé dans la nuit du mercredi des Cendres, une neuvaine fut commencée à la chapelle de la Vierge. La communauté tout entière reçut invitation d’y prendre part.
La veille, la garde-malade avait dit dans son rapport quotidien: «Ce matin, il a remué en dormant. Quand il s’est éveillé, ses yeux se sont ouverts, et son premier regard m’a fait croire qu’il allait parler. Mais quand il a vu que mes yeux étaient sur lui, sa prunelle s’est éteinte.»
La mère Françoise d’Assise resta un instant pensive. La Davot eut un louis. On lui dit: «Redoublez de surveillance.»
Dans la journée, le père jésuite rendit visite au blessé pour lui offrir les secours de la religion. Il le trouva, selon ses propres expressions, engraissé et plus frais. La blessure allait parfaitement bien et promettait une guérison prochaine. Mais autant eût valu parler à une pierre. Le malade ne donna aucun signe de sensibilité, il était sourd, aveugle et muet.
La mère Françoise d’Assise avait bien recommandé à la Davot de garder bouche close sur tout ce qui avait trait au blessé. Mais, le moyen? Un louis qu’on montre au travers d’un abondant et prolixe bavardage à la jaune jalousie des voisines vaut deux louis pour le moins.
La Davot parla et se vanta. Elle mit cent francs où il s’agissait d’une pistole. Le quartier, là-bas, est tranquille, mais provincial au plus haut degré. La rue de Vaugirard entra en émotion et se prit à causer avec la rue du Cherche-Midi qui fit signe à la rue de Sèvres: toutes longues et bonnes rues qui n’ont pas grand-chose à faire en dehors de leur salut. On babilla à la porte des innombrables couvents et chapelles, les bedeaux eurent des «renseignements». L’histoire du Buridan, beau comme l’amour et plus mystérieux que le célèbre inconnu des mélodrames, s’enfla, gagna, s’extravasa jusqu’à l’Odéon d’un côté, jusqu’à la Croix-Rouge de l’autre, et passa même les ponts en prenant tout droit la rue du Bac.