Voici cependant un fait singulier: Madame Thérèse, la mère de Roland, demeurait au n° 10 de la rue Sainte-Marguerite, en plein milieu de ce quartier, mis en émoi par l’aventure du Buridan. Nous savons comme elle adorait passionnément ce fils, son dernier bien; nous savons aussi quelle importance peut-être exagérée elle attachait au dépôt confié, les vingt billets de mille francs; comment ne donnait-elle point signe de vie?
Certes, la maladie et la pauvreté la faisaient bien impuissante, mais pourtant, elle n’était pas isolée au point de ne rien tenter en des circonstances si graves. Elle avait à tout le moins la voisine, Mme Marcelin, et le docteur Abel Lenoir, dont le généreux intérêt s’était traduit autrement que par des paroles.
La perte d’un fils bien-aimé est un de ces événements qui galvanisent la paralysie elle-même, et la mère de Roland avait toute sa raison. Avertie par la rumeur publique, qui bourdonnait tout autour d’elle, mise sur la voie par cette circonstance du costume, un des traits distinctifs de l’anecdote incessamment et partout répétée, comment Madame Thérèse pouvait-elle rester dans cette inaction et garder ce silence? Ici, le premier venu peut servir de messager; la police ne manque à personne et l’affaire en était arrivée à ce point que les passants du trottoir en savaient aussi long que le commissaire.
Nous avons soulevé cette question à laquelle il sera répondu, parce qu’elle explique la conduite de Roland et qu’elle donne la clef de l’énigme posée par lui à la science de son chirurgien, Roland, depuis plusieurs jours déjà, jouait la comédie.
Il avait été blessé horriblement. La dague de Joulou avait pénétré à de telles profondeurs et ravagé la région péricardiaque selon une ligne si dangereuse qu’il y avait eu, au premier moment, cent à parier contre un pour la mort immédiate. Jusqu’ici, rien que de vrai. Pendant plus d’une semaine, la vie était restée en lui à l’état de somnolente végétation. Dans cette période, le moindre effort, venant troubler la nature au moment où elle renouait avec lenteur la série des fibres rompues, eût été mortel. Le chirurgien avait raison; ils ont toujours raison quand ils ordonnent ce repos et ce silence qui favorisent l’admirable travail du principe vital, luttant contre la destruction.
Les investigations de la justice avaient eu lieu réellement à une heure où le blessé ne pouvait ni répondre ni même entendre.
Mais, depuis plusieurs jours déjà, la Davot l’avait presque deviné, le blessé voyait, entendait, vivait dans toute la force du terme. S’il l’eût voulu, il aurait pu soutenir un interrogatoire.
Il ne voulait pas.
Une nuit que la Davot veillait consciencieusement, lisant un roman de Paul de Kock, demi-caché sous un livre de prières, Roland sortit de son lourd sommeil. Ce fut comme une naissance. La pensée lui revint lentement et confusément.
À ce premier instant, il n’aurait pu ni parler ni remuer.
Le roman était très gai, il faut le croire. De temps en temps, la garde riait toute seule et de bon cœur. Roland avait soif dans sa gorge et peur dans son cerveau.
Une peur vague qui se traduisit par le nom de sa mère, lequel monta de son cœur endolori jusqu’à ses lèvres muettes.
Ce nom suffit à lui raconter sa propre histoire. Il revit, comme un rêve, les événements de la dernière nuit du carnaval. La beauté de Marguerite passa devant ses yeux, pareille à un grand éblouissement, il eut la saveur de cette voluptueuse et terrible entrevue, puis l’angoisse du dénouement inattendu, puis encore, sa plaie le blessa: le couteau y rentrait. Il s’endormit, brisé de lassitude.
Il n’y avait pas eu place encore pour la pensée de jouer un rôle. Cette pensée vint le lendemain parce que la première parole qu’il entendit mentionna un message du parquet, demandant s’il était possible de reprendre les interrogatoires. L’instruction criminelle languissait lamentablement, et l’on avait grande impatience, au palais, d’entendre la déposition de la victime. En écoutant cela, Roland sentit renaître sa frayeur de la veille, mais elle prenait un corps et une signification. Cette frayeur, c’était la pensée même de sa mère.
Il avait tout compris, en masse, sans avoir souci des détails. Il était dans un asile, peu importait lequel, et la justice l’y gardait sous sa main comme une pièce du procès intenté à l’homme qui l’avait poignardé. Il vit sa pauvre bonne mère toute pâle sur le lit où elle souffrait. L’idée de fuir naquit aussitôt en lui, l’idée de fuir ou de mourir.
Ce fut précis et solide comme si cette conclusion eût été le résultat d’un long travail mental. Sa mère! la justice! Du choc de ces deux notions, la volonté de fuir jaillit impétueusement, impérieusement aussi. Sa mère était si noble et si fière au fond de son malheur! La justice, conscience des peuples, parle si haut et touche si cruellement ceux-là même qu’elle prétend protéger ou venger!
On lui a choisi un symbole: c’est une main, une grande main de pierre, froide, dure, incorruptible, qui ne sait, qui ne peut avoir aucun ménagement. Cette main déchire tous les voiles, son droit est là, et son devoir, car les nations se soulèvent dès qu’on l’accuse de faiblesse. Il faut qu’elle mette tout à nu. Or, chaque crime suppose un groupe: l’assassin et la victime. Tant pis pour la victime!
Et les choses ici changent de nom; les choses, si vous voulez, prennent leur vrai nom. Les lâches illusions s’en vont avec les secourables précautions de langage. C’est austère et impudent comme la morgue.
Roland entendit en lui-même le résumé de l’instruction qui disait en le montrant au doigt: celui-ci a été assassiné au seuil d’une maison infâme. Il en sortait. Il avait vingt billets de mille francs dans un portefeuille. Il est le fils d’une femme qui se meurt dans la misère!
Posée ainsi, l’accusation atteignait jusqu’à sa mère!
Il n’y avait que deux moyens d’empêcher l’accusation de se produire au grand jour de la publicité: fuir ou mourir incognito avant d’avoir parlé.
Pour un esprit sage, ces deux moyens étaient aussi absurdes et impossibles l’un que l’autre. Roland, cependant, n’en repoussa qu’un: la mort. Il avait contracté une nouvelle dette envers sa mère; il le sentait profondément; il voulait vivre pour sa mère.
Restait la fuite. Il ne pouvait pas faire un mouvement dans son lit. Une fois née, cependant, cette idée de fuir, ce fut chez lui un incessant et dévorant travail. Il était fait ainsi: hardi, patient et fort.
Il essaya dès la première minute. Son corps inerte désobéit à son effort. Il fit appel à son esprit.
Mais alors, une autre préoccupation vint à la traverse. La notion des jours écoulés depuis la catastrophe n’était pas exacte en lui. Il exagérait la mesure du temps qui lui semblait long mortellement. Il se faisait la question que précisément nous nous sommes faite; il se demandait: comment ma mère ne me cherche-t-elle pas? comment ne me trouve-t-elle pas, si elle me cherche? La réponse n’était que trop facile. Le docteur Abel Lenoir avait dit: elle a grand besoin d’espérer…
Roland la vit sur son pauvre lit solitaire. Que pouvait-elle, sinon prier?
Roland pria et pleura. Le premier mouvement de son bras fut pour essuyer une larme, et tout aussitôt un flux de joie lui inonda le cœur. Son bras, appuyé sur le matelas, fit levier. Il sentit ses muscles se roidir. Le drap remua. Il crut à un miracle.
Le miracle fut suivi d’une syncope et la Davot monta chez la mère Françoise d’Assise, pour lui dire que le blessé était au plus bas. Ceci ce passait le mercredi, quinzième jour.