Personne n’en est plus à renier cet auxiliaire tout puissant de la médecine qui a nom la gymnastique. La gymnastique n’est pas par elle-même un moyen curatif, mais elle aide à la cure d’une façon si triomphante que son modeste rôle d’accessoire met souvent dans l’ombre l’agent principal. Si les gymnastes, charlatans ou ignorants, ne déconsidéraient pas leur art en promettant sans cesse plus que leur art ne peut tenir, la gymnastique aurait bien vite droit d’entrée dans nos familles comme la médecine elle-même, et ce serait un grand bienfait pour la santé publique.
On ne fait jamais de meilleure gymnastique qu’au gymnase, et, certes, ce n’est pas en vain que Triat, le maître, a inventé les mille et un détails de ses ingénieuses machines, chargées d’exercer utilement tour à tour les divers muscles qui composent le mécanisme humain; mais, à la rigueur, on peut faire de la gymnastique hors du gymnase et sans instrument.
Si Roland avait eu Triât et des outils, les choses auraient peut-être marché plus vite. Il n’avait rien, il fit comme il pût.
Il faut bien convenir que tout est gymnastique en ce monde et que chacun de nous fait de la gymnastique sans s’en apercevoir: gymnastique du corps et gymnastique de l’esprit.
Pour donner une définition qui n’ait aucunement couleur de science médicale et qui tourne légèrement au contraire du côté de la philosophie pittoresque, nous dirons que la gymnastique est la plus-value que l’usage obtient de toute chose: la bêche qui a bêché vaut mieux que la bêche neuve, la terre qui a été bêchée a gagné en valeur, et le bras qui a manié la bêche a gagné en vigueur. Ne trouvez-vous pas cela beau, consolant, social, providentiel? C’est la grande parabole du travail.
N’opposez pas à cela l’usure, qui est le revers de l’usage, comme la mort est le verso de la vie. Ici-bas, on ne peut raisonner que dans des conditions humaines, c’est-à-dire mortelles. La victoire nous use comme la défaite; c’est fatal. S’en suit-il que la victoire ne soit point préférable à la défaite?
La gymnastique, au passif, étant la plus-value obtenue par l’usage ou l’effort, à l’actif, elle est la série bien entendue des efforts qui obtiennent cette plus-value.
Vous n’avez pas oublié, Madame, ce premier essai de gymnastique qui mit de jolies larmes dans vos yeux. L’enfant blond posa par terre ses deux jambes potelées. Il chancela; et comme il fut près de tomber! le père souriait. Ce fut le premier pas. Le second était déjà plus ferme, et vous eûtes un mouvement de fierté au troisième, heureuse mère! Un mois plus tard les petites jambes trottaient. Puis les lèvres et le palais se mirent à essayer des syllabes. Autre orgueil! Et qu’elle parle bien, maintenant, n’est-ce pas, Madame?
Mais ce fut au piano; les chers petits doigts étaient gauches, mous, révoltés, la première fois qu’ils balbutièrent, le long des touches indociles, cette gamme en ut qui va toujours tout droit pourtant, sans dièzes ni bémols, comme la grande route de Saint-Denis. Et maintenant, nous jouons du Prudent, les yeux fermés: est-ce vrai? Songez, Madame, qu’il a fallu une gymnastique encore plus rude pour faire d’un conscrit alsacien un colonel!
Roland fit tout uniment de la gymnastique, sans trop savoir, je pense, et comme M. Jourdain faisait de la prose. Il fit de la gymnastique dans son lit, à l’insu de sa garde et de son chirurgien. Était-ce dangereux? Peut-être. Néanmoins cela réussit.
En tout cas, c’était difficile, car le propre de la gymnastique est de progresser dans le mouvement, et Roland était surveillé de près.
Heureusement, pour lui, la Davot, reconnaissante ou avide de gain, ou poussée par ces deux mobiles réunis, prit une grande résolution. Jusqu’alors, elle avait eu six heures de repos chaque jour, et pendant ce temps une sœur converse relevait sa faction. La Davot, sous prétexte de surveillance plus étroite, supprima les vacances et se fit fort de ne plus perdre de vue le blessé un seul instant. Il en résulta pour elle huit heures de bon sommeil sur vingt-quatre, malgré les innombrables tasses de café fort, prises expressément pour combattre Morphée.
Elle se disait, car les excuses ne manquent jamais: «Je choisis pour dormir "quelques minutes" l’instant où il est profondément assoupi.»
Mais c’était, en réalité, Roland qui choisissait. Il jouait le sommeil quand la Davot veillait. Dès qu’elle fermait l’œil, la gymnastique allait son train.
Ce furent d’abord des mouvements imperceptibles, des efforts sourds combinés de façon à ne pas intéresser la plaie non encore fermée.
Une nuit que la Davot ronflait, pleine de café, il se leva sur son séant, plus pâle qu’un mort, car cet excès le brisait.
Oh! certes, quand elle s’éveillait, il dormait bien! Il dormait comme un chasseur qui a fait douze lieues dans ses guêtres mouillées; il dormait comme un soldat au lendemain d’une triple étape; il dormait de fatigue!
Le parloir était grand. On y avait installé un poêle et un vaste paravent qui défendait le lit du blessé contre l’air de la porte d’entrée. La Davot se tenait dans un grand vieux fauteuil que la mère Françoise d’Assise avait fait acheter pour elle; ce fauteuil avait place à droite du lit, auprès de la table qui supportait les médicaments. Le paravent était dressé de l’autre côté du lit.
Le dix-neuvième jour après son entrée au couvent, à quatre heures du matin, Roland, pendant que la Davot ronflait rêvant qu’elle veillait, parvint à se glisser hors du lit et passa derrière le paravent.
Bon endroit pour faire de la gymnastique! mais, une fois, là, le pauvre garçon ne sut que grelotter, pantelant sur la dalle froide. Il risquait sa vie, très certainement; il le savait bien; à son sens, il risquait même davantage, car, si la garde se fût éveillée à ce moment, tout était perdu.
La garde ne s’éveilla pas. Roland dépensa une demi-heure d’efforts intelligents et patients à regagner son lit, où il put rentrer à grande peine. Il avait gagné un fort accès de fièvre et la certitude d’être bientôt capable de fuir, si une occasion se présentait.
Nous devons faire remarquer toute l’importance de ce si. Les fenêtres du parloir étaient grillées; la porte donnait sur le vestibule, servant provisoirement de parloir. Pour gagner le dehors, il fallait franchir une claire-voie, passer devant la conciergerie et obtenir l’ouverture de la porte cochère.
Roland, il est vrai, ignorait tout cela. Les êtres lui étaient totalement inconnus, puisque son entrée au couvent avait eu lieu pendant qu’il était évanoui, mais restait un dernier obstacle dont il pouvait se rendre compte et qui semblait bien autrement insurmontable: on l’avait apporté au couvent, trois semaines auparavant, avec son costume de carnaval, lequel costume lui-même, taché de sang, troué par le poignard, restait, depuis lors, entre les mains de la justice. Dans toute la maison, il n’existait pas un seul vêtement d’homme.
Roland n’avait pas d’argent. Son rôle de muet lui enlevait tout moyen d’intercéder ou de séduire. À quoi lui servait sa pauvre gymnastique?
XIII Dernière leçon de gymnastique
Le mercredi, vingt-deuxième jour après son arrivée à la maison des dames de Bon-Secours, Roland parvint à marcher derrière son paravent. Il fit plus de cinquante pas en se tenant à la muraille et regagna sa couche sans éveiller l’attention de la Davot. Celle-ci en était arrivée à croire qu’elle avait trouvé le moyen de vivre sans dormir.