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Le regard de Roland glissait entre ses paupières demi-closes et la guettait avidement. Il ne crut pas d’abord à ce sommeil et craignit un piège. Il toussa faiblement, puis plus fort; il s’agita sous ses couvertures; la Davot ronflait. Roland, alors, feignant de rêver, prononça des mots sans suite et cria d’une voix étouffée: «Au secours! on me tue!»

La Davot ne bougea pas.

L’épreuve était faite, Roland se leva sur son séant tout droit et d’un seul temps. Son sourire salua ce témoignage de renaissante vigueur. Il quitta son lit sans effort et gagna l’arène ordinaire de ses exercices. Il marcha sans appui. Certes, il n’eût rien valu pour une bataille, et ces quelques pas qu’il essayait avec tant de joie mettaient de la sueur à son front, mais quel progrès depuis la veille! En somme la route n’était pas longue. Ces derniers jours, en écoutant les bonnes sœurs, il avait appris où il était: un demi-quart d’heure de chemin le séparait de sa mère.

Le clair soleil de mars entrait par les fenêtres grillées du parloir. Pour la première fois Roland put jeter un regard au-dehors. Il vit des arbres et de l’herbe; sa poitrine battit comme s’il eût respiré l’air libre. Il lui semblait déjà qu’une seule chose le séparait, en effet, de la liberté: le manque de vêtements. Il chercha, il fureta autour de cette vaste pièce toute nue, comme on poursuit l’objet perdu partout, même dans les tiroirs trop étroits pour le contenir.

Il n’y avait assurément aucune chance de trouver là un habillement quelconque, et Roland le savait bien, mais il cherchait. Sa volonté de fuir s’échauffait jusqu’à la passion. Il n’avait plus qu’une nuit. Le lendemain, entre lui et sa mère il y aurait les verrous d’une prison.

Et le secret qu’il avait contenu en lui avec tant de peine éclaterait! Sa mère saurait tout, non point par lui, Roland, agenouillé et demandant pardon de sa première folie, mais par le bruit public ou la voix brutale des journaux judiciaires.

Il ne s’étonnait point d’aimer si ardemment sa pauvre mère malade, mais il s’avouait qu’il ne l’avait jamais si bien aimée. Dans la rigueur du terme, il eût risqué sa vie mille fois pour lui épargner cette honte et cette douleur.

Il se représentait cette chambre triste, cette couche solitaire et de si longs jours d’attente! quelles nuits! Elle avait murmuré si souvent à son oreille: «Je n’ai plus que toi!…»

Voilà le fait. En cherchant des habits, il fit le tour du parloir et revint derrière le paravent. Sa tête et son cœur étaient pleins, mais son estomac criait la famine. En passant près de la Davot, une idée triomphante surgit en lui: ne pouvait-on bâillonner cette femme et la lier solidement, puis la dépouiller, puis se revêtir de son costume!…

C’était une robuste personne. Dans l’état actuel des choses, elle eût terrassé notre Roland d’une chiquenaude, mais il n’en croyait rien. L’idée lui monta au cerveau et donna trêve à sa rêverie sentimentale. Il s’arrêta au coin du paravent et contempla sa garde le cœur plein de pensées belliqueuses. Il traça un plan d’attaque, cherchant avec bonté les moyens de lui faire le moins de mal possible.

La Davot ne se doutait guère du danger qu’elle courait.

Roland, cependant, se retourna; une odeur tentatrice avait touché ses narines. La même chose peut produire des effets bien différents. Ce déjeuner, que la garde avait éloigné d’elle avec dégoût, Roland s’en rapprocha, tout frémissant de ce bienheureux appétit que seule la jeunesse convalescente peut connaître. Il pensait toujours à sa mère, à ses plats, à la Davot garrottée et bâillonnée, mais il y pensait la bouche pleine.

C’était délicieux, écoutez! jamais il n’avait rien mangé de pareil; le pain lui semblait tendre, l’aile de volaille avait un fumet céleste, et le vin! oh! le vin! à la santé des bonnes sœurs! Il riait tout seul, il avait envie de chanter. Plus d’obstacles! après un semblable festin, on terrasse une demi-douzaine de gardes!

Et l’avenir est frais comme une rose. Plus d’obstacles! Rien que des portes ouvertes, au-delà desquelles il allait trouver peut-être sa mère heureuse et guérie!

La journée avançait; et les bruits extérieurs semblaient grandir. C’est ici un quartier silencieux, mais il y avait des moments où Roland croyait ouïr, au lointain de la ville vivante, cette voix des gaietés populaires, ce cri monotone et rauque, le dernier son qu’il eût entendu, ce soir où il avait quitté sa mère, la voix des trompes du carnaval.

Sa pensée allait tourner à cet appel, sa mémoire, tristement sollicitée, allait reprendre le fil sombre de ses aventures, lorsqu’un roulement rapide attaqua le pavé de la rue.

– Porte, s’il vous plaît! cria une voix qui lui donna exactement la distance du parloir à la porte cochère, et aussi la direction à suivre pour se sauver, quand il aurait vaincu la Davot et conquis sa défroque.

Une agitation soudaine eut lieu à l’intérieur du couvent. Des pas précipités sonnèrent dans diverses directions, et ces mots dominèrent le sourd tumulte:

– Monsieur le duc! Monsieur le duc!

Roland n’eut que le temps de glisser les débris de son festin dans le coin le plus obscur du parloir et de rentrer vivement dans son lit.

Les deux battants qui s’ouvrirent avec fracas éveillèrent la Davot en sursaut.

XIV M. le duc

Le cérémonial usité depuis tant d’années pour l’entrée de M. le duc n’eut point lieu, et ce fut une raison de plus qui donna au couvent de Bon-Secours une grande idée de la gravité des circonstances.

La mère Françoise d’Assise avait quitté sa cellule d’avance et depuis longtemps. Elle attendait le voyageur avec une impatience croissante, et comptait les minutes. M. le duc, en descendant de son équipage à quatre chevaux, la trouva sous la voûte, appuyée au bras de la supérieure.

Comme toujours, Nita, la petite princesse, était avec lui, svelte, gracieuse et hautaine sous son costume de voyage qui indiquait la fin d’un deuil. Elle tendit son front à la mère qui lui donna un baiser distrait.

– La voilà grande comme sa sœur, dit-elle.

Un nuage passa sur le front de M. le duc. Nita devint pâle et ferma ses grands yeux à demi.

– Monsieur mon neveu, reprit la mère, je vous remercie de l’empressement que vous avez mis à répondre à mon appel. En tout ceci, je ne me suis point fiée à moi-même et j’ai agi d’après de sages conseils. Il s’agit du nom de Clare: le seul intérêt humain que j’aie gardé dans ma retraite avec la permission de mes supérieurs et comptant sur la miséricorde de Dieu. Le duc s’inclina en silence. La mère poursuivit:

– Princesse, ma chère enfant, allez jouer dans le jardin!

Au lieu d’obéir, la fillette se rapprocha et prit la main ridée de la mère, qu’elle porta respectueusement à ses lèvres.

– Madame ma tante, dit-elle d’une voix singulièrement harmonieuse, mais nette et posée comme la voix d’une femme, je ne suis plus un enfant; mon père n’a plus que moi, maintenant; je ne quitte jamais mon père.

La vieille religieuse fixa sur elle son œil perçant, où passa une étrange émotion.