– Après tout, Monsieur mon neveu, vous êtes un de Clare!
C’était, dans sa bouche, le suprême éloge. Le duc sourit avec hauteur.
– Je suis, poursuivit-il, sans s’animer, un gentilhomme et surtout un honnête homme. J’aime et je respecte le grand nom qui est menacé de mourir avec moi, puisque je n’ai point de fils. En vous-même, Madame ma tante, vous me reprochez de ne point partager votre enthousiasme. Je vous promets de me conduire comme si j’avais de l’enthousiasme. Le fils de mon frère, s’il existe, je répète le mot parce qu’il faut ici une rigoureuse certitude, aura la fortune et les titres de son père, j’y engage ma foi d’homme d’honneur!
– On ne peut vous demander plus, Monsieur mon neveu, répondit la vieille religieuse avec calme, car, ce faisant, vous vous dépouillerez de ce que vous possédez depuis longtemps.
– Je ne me dépouillerai pas, Madame. Je restituerai à qui de droit un dépôt confié, voilà tout.
Pendant le silence qui suivit ces mots, prononcés d’un ton froid et fier, la mère déposa la miniature sur son lit. Nita s’approcha et la regarda encore.
– Madame ma tante, reprit le duc d’une voix radoucie, car ses dernières paroles avaient été, à son sens, trop sévères, nous sommes d’accord pour ce qui regarde la ressemblance. Elle m’a frappé comme vous; elle a frappé ma fille, elle frapperait tous ceux qui ont connu ceux de notre maison. C’est une ressemblance de famille dans toute la force du terme. Le jeune homme ressemble non seulement à Raymond de Clare, mais encore au portrait de moi qui est à l’hôtel, et à votre propre portrait que j’ai gardé dans ma chambre à coucher.
– C’est vrai, dit Nita tout bas. Et elle ajouta:
– Est-ce qu’il me ressemble?
– Vous, princesse, mon cher ange, répondit le duc, dont la voix prit un accent de tendresse infinie, vous êtes le vivant portrait de votre noble mère qui n’était pas de Clare.
– Alors, fit-elle, il ne me ressemble pas?
Elle se mit à rêver.
– En dehors de cette ressemblance, continua le duc, qui, à tout prendre, peut être un produit du hasard…
– Le supposez-vous, Monsieur mon neveu? l’interrompit la mère d’un ton où il y avait du défi.
– Madame, répliqua le duc, je ne suppose rien. Je me sens juge et je cherche la vérité. Je suis jusqu’à voir Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, chef de nom et d’armes. C’est un noble, mais lourd fardeau. Je l’ai porté, je le porte, je le porterai de mon mieux… Voici ce que je voulais dire: en dehors de cette ressemblance extraordinaire, au point de valoir un commencement de preuve, avez-vous quelque autre indice à me communiquer?
– Un seul, répondit la mère.
– J’écoute, fit le duc, qui prit une pose sérieusement attentive.
– Princesse, dit la mère, il y a de belles images dans mon livre d’heures.
Nita ouvrit le livre d’heures, mais elle fit comme son père, elle écouta.
– J’ai peur, poursuivit la mère, que cette circonstance dont je vais vous parler ne vous frappe pas assez. Il y a des choses qui frappent seulement les femmes et les enfants. Le jeune homme est venu ici, la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres…
– Je sais toute l’histoire, l’interrompit le duc.
– Ah!… fit la vieille religieuse, puis-je vous prier de me dire qui vous a raconté l’histoire?
– Je la sais, répliqua seulement le duc.
– Vous êtes-vous demandé, prononça la mère, si bas que Nita ne put l’entendre, quel homme, en ce bas monde, pouvait avoir intérêt à faire disparaître le fils du duc Raymond de Clare?
– Madame ma tante, répondit le duc qui la regarda en face, sans fanfaronnade ni colère, je me le suis demandé, mais ma conscience ne m’a pas répondu.
Un instant leurs yeux se choquèrent.
– Que Dieu vous bénisse, Guillaume! murmura la mère avec effusion, et prononçant le nom de baptême de son neveu pour la première fois depuis bien des années. Je vous estime autant que je vous aime!
Il sourit et reprit, désignant Nita d’un sourire véritablement paterneclass="underline"
– Madame ma tante, celle-ci est mon dernier bien, le seul bien auquel mon cœur se rattache; la princesse, ma fille, n’a pas besoin de ce qui appartient au fils de mon frère Raymond. Je suis assez riche pour doter trois filles et autant de gendres. Il y a un carton chez maître Deban, notaire, rue Cassette n° 3, qui contient tout ce qu’il faut pour rendre, au besoin, à l’aîné de Clare son état, ses titres et son patrimoine.
La mère appela Nita du geste et l’embrassa passionnément.
– Princesse, dit-elle, vous avez un noble père!
– Monsieur mon neveu, reprit-elle, je demande pardon à Dieu d’attacher tant d’importance à une chose qui est purement de ce monde. Ce sera la dernière fois. Et encore a-t-il fallu que la tentation vînt me chercher au fond de cette cellule où je m’étais ensevelie. Ce que j’avais à vous dire, le voici: le jeune homme n’a pas prononcé une parole depuis son entrée chez nous; il y a à croire qu’il joue le rôle de muet. Sur lui, nous n’avons rien trouvé, sinon un chiffon de papier: je dis un chiffon semblable à ceux qui servent à écrire les adresses qu’on donne au commissionnaire du coin. Ce chiffon portait, tracés au crayon, les noms de votre frère aîné: Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare.
Elle s’arrêta, le duc attendait.
– Tout à l’heure encore, murmura-t-elle, je trouvais le fait considérable et en quelque sorte concluant. Je sens, à présent, que l’opinion d’un homme comme vous ne peut être formée par des circonstances aussi vagues.
– C’est vague, en effet, dit le duc qui semblait pensif. Avez-vous achevé, Madame ma tante?
– Oui, répondit la mère à voix basse.
Ses deux mains s’appuyèrent contre son front.
– Je suis bien vieille, pensa-t-elle tout haut. Je crois en vous fermement, Monsieur mon neveu, et cependant, j’aurais voulu ne m’en juger qu’à moi-même… L’enfant serait précisément celui…
Le duc l’interrompit et dit froidement:
– Le jeune homme serait votre filleul, Madame ma tante.
Il se leva et fit signe à Nita qui se rapprocha de lui.
– Père, dit-elle en lui tendant son front charmant et de cette douce voix qu’elle savait prendre pour obtenir les choses tout à fait impossibles, j’ai bien compris. C’est mon cousin Roland de Clare qui est là en bas. Je l’aime déjà de tout mon cœur.
Un éclair de jeunesse étincela dans les yeux de la mère Françoise d’Assise. Elle saisit Nita dans ses bras, et la baisa tendrement.
– Les enfants voient souvent plus clair que nous, mon neveu, murmura-t-elle.
– Dieu voulait qu’on laissât venir à lui les enfants, Madame ma tante, répondit le duc en souriant.
Le nuage qui restait sur le front de la mère se dissipa comme par magie.
– Madame ma tante, reprit le duc avec gravité, j’ai perdu beaucoup de la grande foi de nos aïeux sans prendre en échange rien des nouvelles religions qui mènent le monde. Je ne regrette point le passé, je ne crois pas au présent, je n’espère pas en l’avenir. Mais, par une contradiction singulière, le sang du roi tressaille dans mes veines quand il s’agit de la race du roi. Vous m’avez jugé parfois égoïste: je ne suis que désespéré peut-être. Je pensais être le dernier Clare Fitz-Roy; bénie soit la Providence si je me suis trompé! Tant que le navire n’a pas sombré, il y a chance d’éviter le naufrage: Et tenez, j’ai été sans doute plus loin que vous, Madame, car j’ai eu cette pensée que ma fille pourra devenir un jour la femme du fils de mon frère.