– Je le veux bien! l’interrompit Nita sans hésiter.
Puis, elle baissa les yeux, tandis qu’une fière rougeur lui montait au visage. Il y eut une véritable stupéfaction dans le regard de la mère.
– Quoi! balbutia-t-elle, sur un indice si faible, vous avez songé déjà?… Vous!
– Madame ma tante, répondit le duc, j’avais songé à cela avant de voir le jeune homme du parloir. Aujourd’hui, en descendant de ma chaise de poste, j’ai trouvé à l’hôtel de Clare une lettre de la veuve de feu mon frère Raymond.
– La veuve de mon bien-aimé Raymond! s’écria la mère qui se laissa choir sur le pied de son lit, la duchesse douairière de Clare!
Elle ajouta d’une voix brisée:
– Et vous ne me disiez pas cela, Monsieur mon neveu!
– Je ne voulais pas vous le dire, Madame, avant d’avoir vu et interrogé celle qui prétend être en effet, la duchesse de Clare, votre nièce et ma belle-sœur. C’est une riche proie que l’héritage de mon frère Raymond. Pour tout ce que j’ai perdu, j’ai gagné du moins de l’expérience et de la prudence. Je suis prêt à recevoir l’héritier de Clare, mais je suis prêt aussi à me défendre contre les imposteurs.
Il prit dans son portefeuille une lettre qu’il présenta tout ouverte à la mère. Celle-ci la parcourut d’un avide regard. Sa main tremblait, mais son œil resta perçant et clair.
La lettre était ainsi conçue:
«Monsieur le duc,
«J’ai bien tardé à implorer votre aide. Je m’y détermine enfin dans l’excès de mon malheur, bien que je sache à quel point vous méprisez la pauvre femme à qui votre frère donna son cœur et son nom. Je suis malade et à bout de ressources. J’ai élevé mon fils sans rien réclamer jamais de l’héritage que vous détenez; je ne lui ai pas appris à vous haïr. Il ne sait rien de ses droits; il ignore le mal qu’on lui a fait.
«Le jour du mardi gras, mon fils a disparu. Il était porteur d’une somme considérable et qui m’avait coûté bien cher. Je destinais cette somme à vous faire la guerre, Monsieur le duc, car je croyais que c’était mon devoir.
«Aujourd’hui, je m’avoue vaincue, je suis brisée, et je me sens mourir. Venez pour recevoir des aveux qui vous intéressent personnellement et qui intéressent votre fille; venez aussi pour porter secours à une désespérée. Vous êtes puissant; vous sauvâtes un jour la vie de votre frère, en exigeant un énorme sacrifice, il est vrai. Je vous offre un sacrifice nouveau; aidez-moi à retrouver mon fils et je vous bénirai à ma dernière heure!»
Cette lettre était signée Thérèse de Clare et avait douze jours de date. La mère resta un instant silencieuse, regardant encore l’écriture après l’avoir lue.
– Pourquoi méprisez-vous ma nièce? demanda-t-elle enfin avec toute sa défiance revenue.
– J’ai désapprouvé le mariage autrefois, répondit le duc. C’était une mésalliance. Blâmer n’est pas mépriser.
– Quel prix aviez-vous donc mis au salut de Raymond? demanda encore la mère.
– Aucun, répliqua le duc qui se redressa malgré lui. Je l’affirme sous mon serment.
– Et pourquoi n’êtes-vous pas allé tout de suite chez la duchesse de Clare? s’écria la vieille religieuse en éclatant. Pourquoi? Dites pourquoi!
– Parce que vous m’attendiez, Madame, et que j’avais fait quatre cents lieues pour satisfaire un de vos désirs.
Il n’y avait rien à objecter. La mère Françoise d’Assise courba la tête de nouveau et se donna à ses réflexions:
– Monsieur mon neveu, dit-elle après un long silence, l’adresse de la duchesse douairière de Clare est ici au bas de sa lettre.
– Je vais m’y rendre en vous quittant, Madame ma tante, repartit le duc qui se leva.
– Attendez, fit-elle, j’ai encore quelque chose à vous dire. Je ne veux pas que notre blessé du parloir aille demain au Palais de Justice. Agissez aujourd’hui même auprès du parquet. Nous verrons bien s’il est héritier légitime ou imposteur, quand vous lui aurez donné un appartement à l’hôtel de Clare.
La princesse Nita sauta de joie, et battit des mains. Sans la princesse Nita, la mère n’aurait peut-être pas choisi l’hôtel de M. le duc.
Celui-ci s’inclina en signe de consentement.
La vieille religieuse reprit:
– Pour la première et la dernière fois, je vais passer le seuil de cette retraite. J’avais fait vœu de n’en sortir que morte. Monsieur mon neveu, je vous demande une place dans votre voiture. Je veux aller avec vous rendre visite à la veuve du duc Raymond de Clare.
XV La mi-carême
La Davot dîna comme un ange. Elle avait le cœur content et de l’argent dans sa poche. Son regard était constamment récréé par la vue de l’habillement neuf dont les diverses pièces s’étalaient sur des chaises. En outre, nous savons qu’elle n’avait pas déjeuné; Roland le savait encore mieux que nous.
Tout en mangeant, elle s’entretenait avec elle-même, non point en dedans, mais à voix haute, comme font les personnes bavardes qui ont des professions solitaires. Elle disait, la bouche pleine:
– Ça ne pouvait pas toujours durer, n’est-ce pas? Il y a un terme à tout. J’en aurais fait une maladie! Veiller le jour, veiller la nuit, c’est bon un temps… Oui, fais semblant de dormir, toi, s’interrompit-elle en pointant le blessé avec son couteau de table. Je parierais un franc que tu es un pas grand-chose et qu’on va découvrir quelque part un pot aux roses à propos de toi. Sois tranquille, les juges te feront bien parler. C’est louche, ce coup de couteau, mon mignon. Moi, je n’aime pas les mauvais sujets… Tu m’entends, je le sais bien, mais je m’en bats l’œil, à présent!
Elle but un bon verre de vin sur son rôti.
Roland l’entendait en effet, il lui aurait fait volontiers raison, car le grand appétit des convalescents le tenait; mais son idée fixe n’allait pas vers la gourmandise. Ce qui l’occupait outre mesure c’était l’habillement neuf, étendu sur les chaises. Il regardait le corsage, la jupe, le châle, les bas, le bonnet, les souliers, surtout les souliers, d’un œil aussi tendre que la Davot elle-même.
La volonté de fuir grandissait en lui. Quelques heures seulement le séparaient désormais de la catastrophe redoutée. Demain son secret allait éclater comme un retentissant scandale; son nom, le pauvre nom de sa mère, allait grossir et s’enfler, mordu par cette gloire venimeuse, la plus rapide, la plus bruyante de toutes les gloires, qui surgit, champignon monstrueux et délétère, des couches de la justice criminelle.
Chez nous, il y a un terrible dévergondage autour de ces choses. C’est une dernière débauche, je suppose, et nous serons une population tout aimable quand on nous aura guéris de cette ineffable fringale qui nous attire vers les héros du poison ou du poignard. On ne nous permet pas ces pâtés de sang et de chair morte que la boxe pétrit à la si grande volupté de la joyeuse Angleterre; on nous défend ces grillades de toreros qu’on dévore en hurlant de joie sous le beau ciel de l’Espagne; mais on nous permet la cour d’assises et nous réunissons là toutes nos forces: nous avons le premier théâtre criminel de l’univers.