Roland voulait fuir; le rôle de héros d’une cause célèbre lui faisait peur et horreur. Pour fuir, il eût délibérément risqué sa vie.
Les dernières paroles de la Davot avaient exprimé sa propre pensée. Il sentait que cette force d’inertie opposée par lui aux efforts de l’instruction devait céder; il comprenait qu’une fois sorti de cet asile où la justice était une étrangère, il perdrait son courage; il devinait, il s’exagérait peut-être l’obsession dont il allait être l’objet, et sans cesse le sourire de sa mère envenimait ses craintes.
En somme, il ne faut pas chercher la logique parfaite dans le travail mental d’un fiévreux. La logique parfaite aurait beaucoup rabattu sans doute sur cet espoir chèrement caressé que la fuite sauvait tout et qu’une fois libre, il retournerait chez sa mère comme si rien ne s’était passé. Le propre de l’idée fixe est de voiler le raisonnement. Les obstacles se montrent plus tard. Au premier moment, le prisonnier ne voit jamais qu’un mur à franchir, au-delà duquel brille un avenir sans nuages.
Voilà pourquoi le regard de Roland, glissant à travers ses paupières demi-closes, caressait la jupe, le corsage, le châle, le bonnet, les souliers de la Davot. C ’était pour lui la fuite, la liberté, le réveil d’un cauchemar hideux, le repos dans la maison de sa mère.
La Davot mangeait, buvait et bavardait.
– On a tiré de cette histoire-là tout ce qu’on en pouvait tirer, grommelait-elle. Davot a une situation, l’ivrogne. Il la gardera le temps qu’il la gardera. Et on est bien bête de se marier! Les enfants! la grêle! enfin, ce qui est fait est fait, pas vrai? Je suis toujours bien sûre d’être appelée comme témoin et de voir l’audience.
À la traverse de sa préoccupation principale, une pensée essayait de naître et de s’élucider dans le cerveau de Roland: cette religieuse au pas chancelant, mais droite encore sous sa robe de bure, ce vieillard qu’on avait appelé Monsieur le duc, et qui était habillé comme un jeune homme, cette gracieuse enfant qu’il avait entrevue un instant à son chevet et qui laissait après elle le doux parfum du réséda dont les tiges flétries parsemaient encore sa couverture…
Sa tête était trop faible pour chercher ainsi le mot d’une énigme. Il repoussait avec fatigue le souvenir de cette vision qui était pour lui comme un rêve sans commencement ni fin.
Il écoutait à l’intérieur du couvent une rumeur inaccoutumée, et au-dehors des bruits lointains qui montaient de la ville en goguette. On eût dit que la folie de la mi-carême était entrée pour un peu dans l’austère maison de Bon-Secours.
La Davot écoutait aussi cette rumeur, qui remplaçait le silence ordinaire du couvent. Elle en riait paisiblement et radotait:
«Elles sont toutes en l’air parce que la vieille sempiternelle a pris une heure ou deux de vacances. Il y avait des années et des années que ça n’était arrivé. C’est tout de même drôle, et il y en a long là-dessous. Je donnerais bien quelque chose pour savoir le fin mot de la charade. À la santé de Davot! doit-il être gris à cette heure! Les enfants n’ont que moi, c’est sûr. Vous donneriez des milliasses à Davot, qu’il les boirait. C’est un crâne homme!»
Elle but son verre de vin avec sensualité, et Roland se sentit froid dans les veines, parce qu’elle dit:
– On va donc encore passer une bonne petite nuit sans fermer l’œil!
Mais elle dit cela en riant et se versa une abondante tasse de café.
– Iras-tu me dénoncer à la bonne femme, toi? demanda-t-elle en se tournant brusquement vers le blessé. Il y a des gens que le café noir empêche de dormir. Moi, ça me connaît trop… Hé! petit, veux-tu une goutte, ma poule?
Sa bouteille était vide. Elle avait l’humeur folâtre, ce soir.
– Par moments, poursuivit-elle, on croirait qu’il est perclus comme un sabot. Comment donc que la vieille l’appelait? Hé! Monsieur Roland! un gloria pour faire votre mi-carême?
Ceci était pour le blessé une date et une explication de tous les bruits qui venaient du dehors. Roland fit rapidement le compte des jours. La sueur froide lui vint aux tempes. Sa mère attendait depuis plus de trois semaines!
– Tout de même, reprit la Davot en humant son café fortement saturé d’eau-de-vie; ça doit lui sembler bon à la vieille de courir le guilledou dans Paris… De quoi! pour cent francs de hardes! ne voilà-t-il pas un riche cadeau!… Si je savais seulement de quoi il retourne, je parie que j’aurais une rente viagère… Voilà neuf heures, pourtant! à dodo, Madame Davot!… que vous dormiez ou non, vous vous en irez demain. Il n’y a plus rien à faire. À dodo!
Elle s’arrangea bien commodément à l’indicible satisfaction de Roland qui la regardait faire. Sa face rouge et ses yeux chargés de sommeil disaient avec quelle rigueur elle allait accomplir la première partie de son programme: passer une bonne petite nuit.
Une demi-heure après, en effet, elle ronflait comme une toupie d’Allemagne.
Roland attendit une autre demi-heure. C’était beaucoup pour son impatience. Littéralement, le sang bouillait dans ses artères.
Dix heures sonnèrent à la pendule du parloir. Les bruits de la ville allaient en augmentant; au contraire, la rumeur s’étouffait à l’intérieur du couvent.
Le cœur de Roland battait si fort qu’il s’y prit à trois fois pour soulever sa couverture. Quand il se mit sur son séant, sa tête tourna. Il fut plusieurs minutes avant de trouver en lui-même le peu de force qu’il fallait pour descendre de son lit. Mais sa volonté réagissait déjà. Il colla ses deux mains glacées contre son front qui brûlait et se redressa de toute sa hauteur.
– Je ne tomberai qu’en dehors du seuil! dit-il.
Je le répète: ils ne songent qu’au premier mur. Ce qui doit advenir ensuite leur importe peu.
Il alla pieds nus jusqu’aux chaises où les diverses pièces du costume neuf de la Davot étaient étendues. Il prit tout, depuis le bonnet jusqu’aux souliers et passa derrière le paravent, son refuge ordinaire. Il mit d’abord les bas et les souliers trop larges; c’était ce qu’il connaissait le mieux et cela le rendit plus brave de se savoir les pieds défendus. Le reste n’alla pas si aisément; ses mains étaient tremblantes et maladroites; on n’y voyait pas clair et le miroir manquait. Pour passer un pantalon, un gilet et une redingote, Roland n’aurait eu besoin ni de lumière ni de psyché, mais la première fois qu’on se déguise en femme, un peu d’aide fait grand bien, et Roland pensa malgré lui à la voisine, cette obligeante Mme Marcelin qui était son valet de chambre ordinaire dans les grandes occasions.
Tout en mettant la chemise sens devant derrière, il se dit:
«C’est chez elle que je vais entrer d’abord. Il faut de la prudence: elle préparera maman qui doit être bien faible… Pauvre maman!… Si j’allais la trouver guérie!»
Il noua le jupon autour de sa taille, puis la jupe, tant bien que mal. Le corsage ne l’embarrassa point: il l’agrafa par-devant comme une veste et bouchonna ses longs cheveux sous le bonnet. Restait le châle. Avant de mettre le châle il s’arrêta, tout oppressé qu’il était par la crainte et par l’espoir.
Il faut vous dire qu’il avait un plan très net et véritablement simple. Son plan consistait à passer devant la conciergerie et à demander le cordon. Certes, c’était une invention fort bonne et qu’aucun détail surabondant ne venait compliquer; mais, au moment d’exécuter ce coquin de plan, Roland sentait la chair de poule qui soulevait sa peau.