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Vous vous tromperiez. La galante mine du Buridan avait caressé ses instincts de peintre. Il eût, en vérité, pardonné beaucoup à ce fier jeune homme qui portait avec une grâce si cavalière les guenilles à la mode, mais son regard venait de rencontrer le pied du lit, où M. Léon Malevoy sommeillait naguère. Sur le pied du lit, il y avait un madras quadrillé jaune vif et ponceau, chiffonné selon l’art suprême que les grisettes bordelaises prodiguent à la coquetterie de leur coiffure. Roland était très pâle et ses lèvres tremblaient:

– Il est l’heure de savoir, prononça-t-il entre ses dents serrées, comment s’appelle la Marguerite que vous attendiez, Monsieur Léon de Malevoy?

– Marguerite de Bourgogne, parbleu!

– Est-ce à elle ce fichu qui est là?

Il montrait le pied du lit avec son doigt étendu convulsivement.

Buridan regarda tour à tour le fichu de madras, puis le visage de son interlocuteur.

La ligne nette et délicate de ses sourcils se brisa. Il mit le poing sur la hanche et demanda d’un ton provocant:

– Qu’est-ce que cela vous fait?

Roland avait ce calme des terribles colères.

– Dans Paris, reprit-il lentement, il y a encore plus de madras que de Marguerite. Je connais une Marguerite, et un madras tout pareil à celui-là, qui appartient à cette Marguerite. C’est justement pour cela que je vous demandais son nom.

Buridan réfléchit et répondit en posant son bougeoir sur la table de nuit, pour avoir les mains libres à tout événement:

– Elle se nomme Marguerite Sadoulas.

La pâleur de Roland devint plus mate.

– Je vous remercie, Monsieur Léon Malevoy, dit-il, je ne voudrais pas vous insulter, car vous êtes un jeune homme poli…

– Mais, s’interrompit-il avec une violence soudaine, vous avez volé ce madras à Marguerite; c’est mon idée!

Il y eut de la pitié dans le sourire de Buridan.

– Ne vous battez pas pour cette belle fille-là, mon garçon, croyez-moi, murmura-t-il. Tirez-vous bien l’épée?

– Assez bien. Et j’y pense, ce sera drôle! J’ai, moi aussi, un costume de Buridan… un beau! Dansez-vous cette nuit?

– Je danse et je soupe.

– Il y a temps pour tout. Voulez-vous que nous fassions un tour, demain matin, derrière le cimetière Montparnasse?

– Quel âge avez-vous? demanda Buridan avec hésitation.

– Vingt-deux ans, répondit Roland qui se vieillissait à dessein.

– Vraiment? Vous n’avez pas l’air. Comment vous appelez-vous?

– Roland.

– Roland, qui?

– Roland tout court.

– Va pour le cimetière Montparnasse, dit le Buridan, qui reprit son bougeoir. Je vais vous éclairer, Monsieur Roland tout court.

– C’est bien convenu?

– Bien convenu. Mais le diable m’emporte si Marguerite…

Roland descendait déjà l’escalier.

Buridan, au lieu d’achever sa phrase, qui probablement n’était pas un cantique de louanges en l’honneur de Mlle ou Mme Sadoulas, se demanda:

– Au fait, pourquoi n’est-elle pas venue?

– Hé! cria dans l’escalier la voix de Roland, Monsieur Léon Malevoy!

– Qu’y a-t-il encore, Monsieur Roland tout court?

– Il est cinq heures moins le quart.

– Bien obligé!… bonsoir!

– Monsieur Léon Malevoy!

– Après?

– Savez-vous pourquoi on m’a demandé l’heure qu’il est à tous les étages de votre maison?

– Parce que les montres de tous les étages sont au Mont-de-Piété. Bonne nuit!

– Dites donc! un dernier mot. Vous êtes clerc chez M. Deban, n’est-ce pas, Monsieur Léon Malevoy?

– Mais oui, Monsieur Roland tout court. Quatrième clerc.

– J’étais venu pour parler à votre patron… une affaire très pressée… Il n’est pas à la maison?

– Non.

– Savez-vous où je pourrais le rencontrer?

– Oui… Palais-Royal, galerie de Valois, n° 113.

– À la maison de jeu?

– Il est le notaire de l’établissement.

– Je vais aller l’y trouver.

– Inutile, si c’est pour lui demander de l’argent.

– Au contraire, c’est pour lui en remettre.

– Dangereux! Attendez à demain, Monsieur Roland tout court… Nous reviendrons peut-être ensemble du cimetière Montparnasse.

III Marguerite de Bourgogne et le troisième Buridan

Roland, s’étant acquitté ainsi de sa commission, revint au logis.

– Chut! dit Mme Marcelin, la voisine, au moment où il entrouvrait avec précaution la porte de la chambre de sa mère. Elle dort.

La voisine était une bonne grosse femme de trente-cinq à quarante ans, qui regardait Roland avec un sourire de mentor. Elle était fière de son élève et ne se plaignait pas trop d’en être réduite au rôle de confidente, depuis l’avènement de Marguerite Sadoulas, premier roman de notre héros. Les élèves, d’ailleurs, manquent-ils jamais aux maîtresses habiles? La voisine avait un excellent cœur; elle veillait la malade par-dessus le marché. Madame Thérèse aimait la voisine, parce qu’elle la trouvait toujours prête à parler de son fou, de son chéri, de son Roland adoré.

Aujourd’hui, Thérèse et la voisine avaient causé longuement de Roland, puis, Thérèse s’était endormie avec le nom de Roland sur les lèvres.

Roland était un peu soucieux. Il avait bien réfléchi en revenant de la rue Cassette. Les cris de la trompe et les mille voix du carnaval n’avaient pu troubler sa méditation dont le résultat était naturellement ceci:

– Il y a un mystère; mais Marguerite est pure comme les anges!

En somme, ce beau Roland n’avait que dix-huit ans. Quand un enfant doit devenir véritablement un homme avec le temps, les leçons de la voisine n’y font rien. Ceux que la voisine vieillit avant l’âge n’auraient pas mûri, soyez sûrs de cela, et n’en veuillez pas trop à Mme de Warens, malgré les plaintes hypocrites de ce cœur de caillou, d’où elle avait fait jaillir la première étincelle.

Grand cœur! chante encore la postérité. Car l’admirable génie de Rousseau a ce privilège de vibrer comme un sentiment. Lui qui n’aima que les rêves secrets de la solitude! lui qui calomnia le bienfait, douta de l’amitié et se défia de Dieu!

Roland n’avait pas de génie, et Roland, grâce au ciel, ne se défiait de personne. Il croyait à tout, comme un brave garçon qu’il était: à son maître, le demi-dieu de la couleur; à sa mère, la douce et la sainte; à l’avenir, à la voisine et même à Marguerite Sadoulas!

C’était peut-être aller un peu loin, mais que voulez-vous?

– Tu n’as qu’à t’habiller, mauvais sujet, dit la voisine à voix basse. Ta mère va être bien tranquille, toute la nuit, et d’ailleurs je serai là.

Roland vint sur la pointe du pied jusqu’au lit et regarda la malade qui dormait les mains croisées sur sa poitrine. Elle était si pâle qu’une larme mouilla les yeux de Roland.