Il marchait lentement. Une bande d’enfants se mit à le suivre en poussant la clameur du carnaval. Il n’entendait pas. Ce fut d’instinct qu’il prit comme il faut sa route en remontant la rue de Seine. Les enfants le quittèrent parce qu’il ne se fâchait point.
Comme il passait devant le palais des pairs, l’horloge sonna huit heures.
Il pressa le pas un peu. Sur la place Saint-Michel il tâta précipitamment sa poitrine en murmurant: le portefeuille!
Le portefeuille était là, parce que Roland avait gardé son gilet de tous les jours sous son pourpoint de théâtre.
Il suivit les rues d’Enfer et de l’Est. Au rond-point de l’Observatoire il s’assit sur un banc, malgré le froid qu’il faisait.
Le vent du nord avait porté les huit coups sonnés à l’horloge du Luxembourg jusqu’à une maison neuve, étroite et haute, située vers le milieu du boulevard Montparnasse, du même côté que la Grande-Chaumière, dont elle était voisine. C’était une de ces masures déguisées en élégantes demeures que le règne de Louis-Philippe sema dans Paris avec tant de profusion. Au-dehors, cela ressemble presque à quelque chose, mais la spéculation malsaine y économisa tellement la main-d’œuvre et les matériaux que cela chancelle déjà, et que, quand le marteau des démolitions y touche, cela tombe sous un nuage poudreux qui ne laisse après soi qu’un monceau de plâtras inutile.
Le cinquième étage de la maison neuve avait une terrasse régnante qui regardait Paris par-dessus les riches bosquets du jardin de Marie de Médicis. L’appartement se composait de quatre petites pièces, maigres d’architecture, mais meublées avec un certain luxe apparent. Il y avait en outre une cuisine.
Dans le salon, on voyait un très beau piano d’Érard, des vases, façon Sèvres, trop grands pour la mesquine cheminée, habillée de velours nacarat, une console en Boule authentique et deux fauteuils de vernis blanc recouverts en tapisserie des Gobelins. Les rideaux et le reste de l’ameublement étaient en damas vert chou à quarante sous le mètre.
C’était le logis de Mlle Marguerite-Aimée Sadoulas, dite Marguerite de Bourgogne, depuis le carnaval.
Si la voisine eût vu Marguerite de Sadoulas, couchée comme elle l’était sur son divan et jouant d’un air distrait avec le collier de grosses perles qui ruisselait sur sa poitrine demi-nue, la voisine, femme d’expérience et de connaissance, eût mis fin une fois pour toutes et du premier coup à ses mines dédaigneuses.
Marguerite était souverainement belle sous la couronne opulente de ses cheveux châtains qui jetaient leurs ondes désordonnées autour de son front pâle et rebondissaient en boucles prodigues jusque sur la splendeur ambrée de ses épaules. Oh! certes, celle-là n’était pas une petite fille, une grisette, ce jouet inoffensif et joli qui sert à passer la jeunesse. Il y avait en elle de la grande dame et de la courtisane: que ce rapprochement nous soit pardonné, puisqu’il est dans la nature des choses: le rôle de la courtisane étant de singer le beau et de chercher la séduction où Dieu l’a mise.
Il y avait en elle de la grande dame plutôt que de la courtisane.
Et plus que de la grande dame. Ce fou de Roland, cet enfant subjugué, avait dit le vrai mot dans sa langue d’amour. C’était un trône, le vrai piédestal de cette miraculeuse statue, vautrée sur l’indigence d’un divan mal rembourré.
Taille de reine! pourquoi dit-on cela? C’est qu’on voudrait cette taille aux reines. Taille souple et noble, et fière et gardant, parmi son indolent repos, ces mystérieuses vigueurs que promet le sommeil de la tigresse.
Marguerite était belle hautement et orgueilleusement, à grand fracas, à toute lumière, non point de cette chère beauté qui répond au rêve secret de quelques-uns, mais qui cache aux autres ses rayonnements discrets: elle était belle à tous comme le soleil.
Elle avait sous l’arc audacieux et net de ses sourcils de longs yeux noirs pensifs, mais ardents, qui languissaient à leurs heures et dardaient, au réveil, entre les baisers de ses cils, cette langue de flamme qui affole ou qui ressuscite. Sa bouche correcte et sérieuse souriait pourtant, et alors c’était fête; quand elle riait, cette bouche sobre, cette bouche qui semblait dérobée, dessin et couleur, au divin matérialisme d’un chef-d’œuvre de Rubens, quand ces lèvres voluptueuses vibraient et frémissaient, c’était orgie!
Marguerite était belle bruyamment et insolemment.
Quel âge, cependant, donner à l’ovale parfait de ce visage, aux reflets de cette chevelure, aux épanouissements hardis de ce sein?
– Elle a l’âge qu’elle a.
Roland répondait ainsi aux questions de la voisine. Le duvet vierge de la jeunesse restait aux fossettes de ses joues; ses tempes bleuâtres gardaient les gammes délicates de la récente floraison; mais ses yeux disaient: il y a longtemps!
Elle était seule. Le costume de la reine théâtrale dont elle avait pris le nom pour quelques semaines la drapait à miracle. Elle attendait ce qu’on appelle le «plaisir», l’heure de la collation rieuse avant l’heure agitée du bal; elle attendait, sans impatience et comme un chien bichon aux longues soies, pareilles à des franges, dormait sur le tapis.
Une voix d’homme monotone et rauque chantait quelque part dans la maison un cantique d’ivrogne.
Quand huit heures sonnèrent, elle écouta.
– Oui, dit-elle, cent mille livres de rentes me suffiraient pour commencer.
Ses belles lèvres eurent un amer sourire; elle pensa tout haut: «Je suis peut-être trop belle… et certainement j’ai trop de cœur!»
– Ohé! Marguerite! cria la voix rauque, viens causer nous deux.
– Non, répondit-elle.
– Alors, je vais laisser brûler le rôti.
– Laisse brûler, fit-elle avec fatigue.
Elle se leva indolemment et s’assit de travers devant son piano qu’elle ouvrit. Ses doigts d’aimée caressèrent les touches et le piano chanta. Roland avait raison: c’était une grande artiste.
Mais l’art, aujourd’hui, n’était pas le bienvenu, car elle referma l’instrument d’un geste brusque et mit sa tête sur sa main. Un peintre eût saisi ce moment pour jeter sur la toile la Vénus de notre France méridionale, belle autrement et plus belle que l’Italienne ou l’Espagnole.
«Il y en a tant, pensa-t-elle, qui ne me valent pas et qui ont cent mille livres de rentes! C’est la chance. Et il faut s’arracher le cœur!»
Elle tordit ses superbes cheveux entre ses doigts de statue.
– Joulou! appela-t-elle.
– Après? fit la voix rauque qui naguère chantait dans la cuisine.
– Où trouve-t-on les lords anglais et les princes russes?
Joulou se mit à rire sourdement.
– Elle est bête! grommela-t-il… Au marché, pardi!
– Joulou, poursuivit Marguerite, veux-tu assassiner quelqu’un? Je ne sais plus comment faire!
C’était histoire de plaisanter.
Prenez garde, cependant, à ceux ou à celles qui rient avec ces choses lugubres. Joulou ne riait plus. On vit une tête large et blondâtre, à la fois puissante et innocente, qui se montrait dans l’entrebâillement de la porte. Joulou avait de gros yeux sans couleur, mal abrités par des cils trop clairs; sa joue charnue et blême était coupée selon une ligne ronde qui se renflait par le bas. Il était jeune et solidement pris dans sa taille un peu courte, mais bien proportionnée; ses cheveux d’un blond déteint et crépus foisonnaient comme une toison de caniche. C’était un pauvre diable, ce garçon-là, et pourtant son aspect éveillait je ne sais quelle idée de brutale domination.