Il était à la mode, lui aussi, et portait un costume complet de Buridan, sauf la toque: chausses vert sombre, jaque couleur de tan. Cette défroque plus ou moins authentique des soudards du quatorzième siècle lui allait comme une peau. Il était bien là-dedans, très bien, et si sa vocation l’eût porté vers l’art dramatique, jamais figurant, payé quinze sous par soirée, n’eût mérité mieux que lui l’or d’un directeur intelligent.
Il était du temps, comme les malandrins de Tony Johannot, comme les routiers d’Alphonse Royer ou du bibliophile Jacob. En le voyant, on oubliait l’invention des réverbères, et sa dague, qui pendait lâche comme une breloque, faisait presque peur.
Il regarda fixement Marguerite qui avait sur lui ses grands yeux distraits.
– As-tu faim? demanda-t-il.
– Comme une louve, répondit-elle, pendant que ses prunelles élargies brillaient; faim des choses qui coûtent des poignées de louis, soif des vins qui n’ont pas de prix et qu’on boirait dans de l’or, tout pétri de diamants!
– Elle est bête! dit Joulou. As-tu faim? faim de manger?
Il ajouta:
– Nous avons un poulet et de la bière. Marguerite dessina un geste de suprême dédain.
Joulou reprit:
– Si je savais où ça pose, les lords anglais et les princes russes, j’irais t’en chercher tout de même, ma fille.
– C’est pour les laides et pour les vieilles! répliqua Marguerite. Il n’y a plus de ces bonnes sorcières qui vous faisaient épouser des ducs pour dix louis.
Joulou eut son rire sourd qui montrait une rangée de dents formidables sous sa moustache rare et roussâtre. Il dit:
– Elle est bête.
Et il entra tout à fait. Cette belle Marguerite le regardait venir avec une caressante complaisance. La lourdeur de sa face n’excluait pas une sorte de beauté, et il avait un corps musclé magnifiquement. Marguerite, du reste, expliqua la caresse de son regard en disant:
– Chrétien, j’ai idée que tu feras ma fortune, une fois ou l’autre. Les innocents ont les mains pleines.
– Ça ne m’irait pas d’assassiner quelqu’un, commença-t-il paisiblement. Du tout, mais du tout!
– Brute! l’interrompit Marguerite qui frissonna. Qui te parle de cela?
– À moins, poursuivit Joulou, qu’on soit en colère… ou qu’on ait bu du vin chaud… ou qu’il m’ait fait du tort!
Il était tout auprès de Marguerite qui le repoussa d’un geste viril. Joulou chancela, rit et dit:
– Ah! tu es forte, je sais bien. Mais je suis plus fort que toi.
Elle l’enveloppa d’une œillade étrange.
– M. Léon Malevoy est un beau jeune homme, murmura-t-elle.
– C’est possible, fit Joulou en mordant le bout d’un cigare à un sou. Je ne m’y connais pas et je me moque de lui. Tu ne l’aimes pas.
– Mais reprit Marguerite, il n’est pas si beau de moitié que Roland.
– C’est possible, répéta Joulou, qui alluma son cigare à une bougie. As-tu faim? viens dîner à la cuisine: on est mieux.
– Je n’ai pas été au rendez-vous de Léon Malevoy.
– Tiens, c’est ma foi, vrai!
– Tu ne t’en étais pas aperçu?
– Non… rapport au poulet, à qui je pensais.
– Brute! brute! fit la belle créature sans colère et en riant. Embrasse-moi.
Joulou se fit prier.
– Je ne recevrai pas Roland, répondit Marguerite en lui jetant ses deux bras autour du cou. Vois comme on t’aime!
– Au lieu de cette bière, dit Joulou, si j’allais prendre deux bouteilles de Beaune à crédit?
– Tu n’es donc pas jaloux, toi, Chrétien! s’écria Marguerite avec un soudain courroux.
– Non, répondit le gros Buridan, sans s’émouvoir le moins du monde.
Elle mordit son mouchoir et ses longs yeux eurent une lueur féline. Joulou poursuivit tranquillement:
– Jaloux de qui? Des princes russes? des lords anglais? de M. Léon Malevoy? du grand nigaud de Roland? Qu’est-ce que tout cela me fait, à moi?
Le poing serré de Marguerite lui arriva en plein visage et fit jaillir le sang.
– Brute! brute! brute! grinça-t-elle par trois fois avec une colère folle.
Joulou déposa son cigare avec soin sur la tablette de la cheminée, saisit Marguerite brutalement, et la terrassa d’un seul effort.
Elle resta un instant immobile, les yeux troublés, les cheveux en désordre, le sein haletant.
– Est-elle bête! fit Joulou doucement et du ton dont on implore un pardon.
Puis, il ajouta d’un accent sévère, au vu de quelque symptôme à lui connu:
– Pas d’attaque de nerfs! ou on se fâche tout rouge, ma fille!
Une larme vint dans les yeux de Marguerite.
– Ne pleure pas, dit-il d’une voix tout à coup changée. Frappe, si tu veux, mais ne pleure pas!… Eh bien! si, là! je suis jaloux! si tu frappais quelqu’un… si quelqu’un te battait… si tu disais à quelqu’un comme à moi: brute! brute!… et du même ton… Je le tuerais!
– Est-ce vrai, cela, Chrétien?
– C’est vrai!
Marguerite se releva. Elle rejeta en arrière son opulente chevelure qui ruissela sur son dos demi-nu comme un manteau.
– Est-ce tout? gronda le Buridan dont les gros yeux flambaient enfin.
Marguerite sembla hésiter, puis son front devint sombre.
– Va-t’en, ordonna-t-elle durement. Tu m’as fait mal! tu m’as fait honte! Si j’étais ce que je dois être, je ne voudrais pas de toi pour mon laquais!
Joulou resta bouche béante à la regarder, comme si cette rancune l’eût étonné profondément.
– Est-elle bête! murmura-t-il d’un accent plaintif en baissant sa tête crépue.
Marguerite tordait à deux mains son éblouissante chevelure et rêvait.
– Faut-il aller chercher les deux de Beaune? demanda timidement Joulou.
La sonnette tinta. Une voix jeune et sonore appela:
– Marguerite! Marguerite!
– Va! tâche! fit Joulou avec un rire triomphant. Nous n’y sommes pas.
Mais Marguerite l’interrompit, disant:
– Ouvre, brute, j’ai besoin de voir le visage d’un homme.
IV Brute!
Là-bas, entre Josselin et Ploërmel, dans le département du Morbihan, les parents de Chrétien Joulou s’appelaient M. le comte et Mme la comtesse Joulou Plesguen du Bréhut. Ils avaient le premier banc fermé à la paroisse, à gauche du lutrin. Ils étaient nobles autant que le roi, mais moins riches que bien des bergères. C’étaient des gentilshommes de mille écus de rentes; on en voit de plus pauvres encore, en ces pays heureux, et ils roulaient carrosse – non suspendu, par les bas-chemins de leurs anciens fiefs.
Croyez-vous rire? La maison avait six domestiques et trois chevaux dont deux borgnes. Le troisième, à la vérité, était aveugle. On donnait des bals et des retours de noces au château du Bréhut. Les deux demoiselles ne se mariaient pas vite, mais c’est qu’on faisait beaucoup pour Chrétien, qui était l’espoir de la maison. Les choses vont de mal en pis. Avec mille écus de rentes, il y a cinquante ans, on faisait claquer son fouet à volonté, entre Ploërmel et Josselin, où est ce merveilleux palais des Rohan, princes de Léon, qui dépensaient à cinquante mille pistoles. Mille écus! vous n’avez aucune idée de ce que vaut un écu sur la lande!