Elle avait tour à tour, et presque au même instant, la molle indolence de la jeune fille créole et ces explosions de vivacité féminine qui éblouissent l’esprit, qui étonnent le cœur comme les paupières cherchent et fuient l’éclat trop brillant d’un feu d’artifice.
Elle était gaie, mais rêveuse; il y avait d’étranges tristesses au milieu de ses joies d’enfant. Alors, l’éclair de ses prunelles se voilait et ses grands yeux bleus, limpides sous l’arc de ses sourcils noirs, semblaient chercher dans le vague quelque chose qu’elle seule voyait, quelque chose qui était le secret de son âme à la fois candide et impénétrable.
Dès les premiers jours, ses compagnes nouvelles, qui pourtant s’étaient prises bien vite à l’aimer, l’avaient déclarée capricieuse; plus tard, son histoire, que chacune espérait connaître avant les autres, étant restée incomplète comme un livre auquel manqueraient de nombreuses pages, ces demoiselles avaient essayé loyalement d’en combler les lacunes, et il était arrivé que plusieurs d’entre elles, se rencontrant dans la même pensée, avaient mis à la place du mot caprice cet autre mot soucis.
Les romans vont et viennent dans notre monde qui pourtant a la prétention d’être positif, et quand on commence à voir clair à travers les brumes de l’adolescence, que ne peut-on expliquer par ces vagues échos du passé qu’on nomme des souvenirs?
Cette belle Valentine avait peut-être des souvenirs. Pourquoi non? Mais quand il arrivait à ses compagnes, trop curieuses, de poser leur doigt indiscret sur quelque feuillet de sa rêverie, elles reculaient confuses ou déroutées devant un clair regard de la vierge, si un franc éclat de rire ne les mettait pas en déroute.
Aussi, parmi ces demoiselles, y avait-il des impatientes qui disaient déjà que Valentine était une énigme.
Il arrive parfois que le mot de ces ravissantes énigmes est tout bonnement un nom.
Parmi ces demoiselles, quelques-unes n’étaient pas sans connaître le moyen de deviner les rébus.
Elles cherchèrent le nom, et il arriva un jour qu’elles crurent toutes à la fois avoir fait la grande découverte.
Le nom que ces demoiselles soupçonnaient de pouvoir bien être le mot de l’énigme, appartenait à un jeune magistrat dont nous avons déjà fait mention et qui se promenait en ce moment dans la serre contiguë au salon avec la belle comtesse Corona, petite-fille du colonel Bozzo.
C’est ici le chapitre aux portraits; nous ne ferons pas celui de Francesca Corona, noble et malheureuse créature dont nous avons dit ailleurs la bizarre histoire. Elle n’a point de place dans ce drame; mais il nous faut peindre au contraire son cavalier, M. Remy d’Arx, qui est un de nos principaux personnages.
C’était un homme de trente ans, à la taille haute, élégante, mais un peu roide. La gravité, dans la profession qui était celle de M. d’Arx, peut passer quelquefois pour un masque ou tout au moins pour un accessoire nécessaire à l’uniforme; mais il suffisait de jeter un regard sur la belle figure de Remy pour éloigner toute idée de parti pris théâtral.
Son caractère sautait aux yeux: c’était une intelligence laborieuse et forte, mariée à une âme sincère jusqu’à la naïveté. Il était aimé généralement et universellement estimé, malgré les chances de grande fortune judiciaire que l’opinion publique lui accordait.
Il ne faut pas toujours juger l’importance spécifique d’un homme par le grade qu’il occupe. Tel général, qui a eu ses épaulettes comme les poires mûrissent, donne souvent des ordres à de simples officiers qui ont leur valeur notée et qu’on mettra en lumière vienne le premier coup de canon. Les supérieurs de Remy d’Arx n’ignoraient point que le ministre avait l’œil sur lui et ils le traitaient en conséquence.
La ressource des envieux était de dire qu’il appartenait à une puissante famille de robe, et qu’il arriverait en dépit de tout par cette sorte de droit de succession qui, malheureusement, n’est pas sans influence sur les fortunes judiciaires en France.
Il y avait du reste une circonstance qui permettait aux prophètes de prédire à coup sûr en donnant une grande valeur aux titres que Remy d’Arx aurait pu faire valoir pour son avancement. Son père, procureur général près d’une des cours du midi, était mort violemment dans l’exercice de ses fonctions et en quelque sorte sur la brèche.
C’était une très dramatique histoire.
Mais de tout cela on peut dire que le jeune juge d’instruction s’inquiétait médiocrement.
Dans tout le tribunal de la Seine, il était peut-être l’homme que la question d’avancement personnel préoccupait le moins. Jamais il n’avait rien sollicité; il remplissait ses fonctions avec zèle, parce que sa vocation de magistrat était très fortement développée, il allait droit son chemin, parce qu’il était l’honneur même; mais loin de chercher les occasions de se pousser, il semblait fuir le monde officiel et employer les heures que ses fonctions laissaient libres à un travail opiniâtre dont nul ne connaissait bien la nature.
C’est encore là, dira-t-on, un moyen de parvenir. Tel ouvrage de doctrine ou de jurisprudence bien fait, bien appuyé et lancé à l’heure propice, est un outil excellent pour percer le trou par où les réputations sérieuses jaillissent parfois hors de terre comme des champignons.
Mais le travail de Remy d’Arx, quel qu’il fût, ressemblait un peu à celui de Pénélope; il se continuait sans cesse et ne s’achevait jamais.
À propos de ce travail, le meilleur ami de Remy d’Arx, l’excellent colonel Bozzo-Corona, laissait volontiers deviner qu’il en savait un peu plus long que les autres. Quand on l’interrogeait à ce sujet, il souriait bonnement, caressait la boîte d’or émaillée sur laquelle l’empereur de Russie lui avait donné son portrait, et murmurait tout doucement:
– Il y avait longtemps que personne ne cherchait plus la pierre philosophale!
Mais il ajoutait tout de suite en prenant un air sérieux:
– Il ira loin, fiez-vous à moi! et s’il la cherche, je ne connais au monde que lui pour être capable de la trouver.
Et, en vérité, ce beau Remy d’Arx, avec ses traits pâles, son regard inspiré, son grand front déjà dégarni de cheveux sous lequel semblaient lutter silencieusement la passion et la pensée, avait un peu la physionomie que notre imagination prête aux mystiques ouvriers du grand œuvre.
Malgré son apparente gravité, l’esprit d’aventure n’était pas mort en lui; il avait eu une jeunesse très chaude; on lui connaissait au moins un duel où il avait poussé la bravoure jusqu’à la folie; il était doux comme une femme, mais tous les chevaliers sont ainsi, et sous les plis de sa toge peut-être y avait-il encore une épée.
Nous ajouterons qu’indépendamment des promesses de son avenir M. Remy d’Arx avait soixante mille livres de rentes.
Avant l’arrivée de Valentine, plus d’une parmi les belles dames qui fréquentaient l’hôtel d’Ornans avait tenté peut-être de nouer ses couleurs à l’épaule de ce magnifique berger; plus d’une mère aussi l’avait montré à sa fille d’un doigt discret en prononçant ces paroles utiles qui ouvrent les yeux de la vierge sans maculer l’entière blancheur de sa robe; aucun résultat n’avait été obtenu, Remy passait doux et indifférent dans ce monde où l’attiraient la marquise elle-même, ancienne amie de sa mère, le colonel Bozzo, pour qui il professait un respect filial, et cette charmante comtesse Corona, qu’il aimait comme une sœur.