– Pas encore, fit Lecoq.
La voix du vieillard s’était raffermie; il parlait bas, mais net.
– Il y a un limier sur nos traces, dit-il, un fin limier. Ne cherche pas à deviner, celui-là n’est pas de ton monde et tu ne l’as jamais rencontré dans les corridors de la rue de Jérusalem, M. de la Perrière.
– Ah bah! fit Lecoq avec un vaniteux sourire, je fréquente plus d’une sorte de monde, papa, et il ne faudrait pas croire non plus que vous êtes le seul pour voir plus loin que le bout de votre nez.
Le colonel le regarda par-dessous ses paupières demi-baissées.
– Tu as de la capacité, mon chéri, prononça-t-il tout bas, et d’un ton de caresse, beaucoup de capacité; c’est toi que j’aime le mieux, tu le sais bien, et je te garde mon héritage. Voyons si tu as touché juste: où prends-tu le limier dont je parle?
– Parbleu! fit Lecoq, le voilà qui cause là-bas avec Fanchette.
Son doigt tendu montrait M. Remy d’Arx, au bras de qui la belle Francesca Corona s’appuyait maintenant, sérieuse et attentive.
– Tiens! tiens! murmura le vieillard du ton d’un maître que les progrès de son élève surprennent agréablement, j’ai toujours dit que tu étais un joli sujet, mon fils. Tu as mis dans le blanc du premier coup.
– Et si j’étais à votre place, interrompit Lecoq, ce bel oiseau-là ne m’inquiéterait guère, c’est moi qui vous le dis.
Les sourcils du colonel étaient froncés légèrement; un sourire dédaigneux se jouait dans les rides de sa bouche.
– Je suis bien vieux, dit-il avec lenteur, c’est quand je ne serai plus là qu’on saura ce que je valais. Ce bel oiseau, comme tu l’appelles, est le plus terrible danger, le seul danger véritable, pour mieux dire, qui ait jamais menacé l’association depuis que je l’ai fondée. Il a du sang corse dans les veines et il a juré la vendetta contre nous. Voilà dix ans qu’il travaille en silence. C’est un chercheur, c’est presque un sorcier. Si le hasard n’avait placé sur sa route un homme plus fort que lui (et cet homme-là c’est moi), nous serions tous morts à l’heure qu’il est.
Lecoq ouvrit ses yeux tout grands.
– Vous ne plaisanteriez pas avec moi sur un sujet pareil, papa, grommela-t-il; pourquoi n’avez-vous pas prévenu le conseil?
– Le conseil est convoqué pour demain. Ne me demande pas d’autres comptes: je veillais et je suis le Maître.
– Mais, de par tous les diables! s’écria Lecoq, il en sait donc bien long?
– Il en sait plus long que toi, il en sait presque aussi long que moi, et si je n’avais pas été là, placé comme un obstacle au devant de ses yeux et trompant tous ses calculs par le respect qu’il me porte, il connaîtrait dès longtemps les hommes comme il connaît déjà les choses.
– Il suffirait donc d’un hasard?… commença Lecoq, dont l’accent était inquiet.
– Il n’y a pas besoin de hasard interrompit le colonel, la logique même de son travail rigoureux et implacable doit le conduire à la vérité.
– Mais alors… dit Lecoq, qui regarda le vieillard en face.
Il n’acheva pas: son geste brutalement expressif traduisit sa pensée. Le colonel était assis et tournait ses pouces d’un air bénin.
– Voilà le hic! murmura-t-il en soupirant, on ne peut pas empêcher ces diables d’auteurs dramatiques de faire leur état, mais ils ont quelquefois des idées bien dangereuses. Il y a dans La Tour de Nesle, à l’acte de la prison, une invention tout à fait agaçante pour les personnes qui, comme nous, ont quelquefois besoin de se défaire de quelqu’un. La précaution de Buridan est simple et à la portée de tout le monde, un enfant peut s’en servir: il a les mains liées, le fin matois, et le carcan autour du cou, on vient lui mettre le couteau sous la gorge, ça semble aller tout seul, pas du tout! il avait prévu le cas et déposé en lieu sûr une arme qui partira si on le tue. Mon ami d’Arx ne s’est pas mis en frais d’imagination, il a fait tout uniment comme Buridan et si aujourd’hui pour demain, il était supprimé par notre industriel, la mine qu’il a creusée éclaterait et nous sauterions comme un bouchon de Champagne. Voilà!
Pendant le silence qui suivit cette déclaration faite d’un ton sec et péremptoire, on put entendre, à travers le grêle feuillage des plantes tropicales, la voix de la comtesse Corona qui disait:
– Mais c’est inimaginable! je vous écoute comme on lirait un roman. Vous êtes plus extraordinaire qu’un collégien et plus timide qu’une jeune fille!
Remy d’Arx répondit:
– Je l’aime comme jamais femme ne fut aimée. Tant que je n’ai pas parlé, mon espoir me reste, et il me semble que si je perdais mon espoir, je mourrais.
Le colonel se frotta les mains tout doucement, pendant que sa tête battait la mesure du quadrille qu’on dansait dans le salon voisin.
– Le capitaine Buridan, reprit-il avec sa gaieté sénile et doucette, n’avait affaire qu’à Marguerite de Bourgogne, une femme de bien mauvaise conduite. Le bon colonel Bozzo n’était pas dans tout cela. Pour un habile prévôt d’armes, et j’étais un assez fin tireur dans le temps, il n’y a point de botte qui n’ait sa parade. Revenons à nos moutons, l’Amitié: tu as visité toi-même les deux chambres contiguës?
– C’est comme si on les avait faites exprès. Je les connaissais d’avance.
– Qui as-tu chargé du travail d’art pour l’effraction?
– Cocotte.
– J’ai vu de son ouvrage, il va bien… et pour exécuter, qui as-tu choisi?
– Le marchef.
Le colonel eut un petit frisson de femme et dit entre ses dents:
– Une bête brute qui me fait peur, mais qui ne rate jamais la besogne!
– Et avec cela, demanda Lecoq, dont l’accent exprimait une curiosité mêlée de crainte, vous comptez arrêter votre homme?
– Qui? le Buridan? s’écria gaillardement le colonel; tant que je suis là, mon trésor, n’aie jamais peur; je suis fort sur la loi comme Thalberg sur le piano. Nous mettons en branle, cette nuit, une petite mécanique à compartiments et à ressorts dont je t’expliquerai les détails une autre fois. Avec ce système mignon, je suis sûr de fourrer le Buridan dans ma poche.
– Je comprends à moitié, dit Lecoq; si la jeune fille accepte…
– Il est perdu, mon fils.
– Mais si elle refuse?
– Mon fils, il est perdu!
Lecoq lui jeta un regard où il y avait de l’envie et de l’admiration. Le colonel surprit ce coup d’œil et son antique visage s’épanouit en une expression de naïf contentement.
– Ce sera ma dernière affaire, dit-il, et je veux que ce soit mon chef-d’œuvre!
Il s’interrompit pour consulter sa montre et s’écria:
– Onze heures! Cocotte doit avoir achevé son travail préparatoire, et le marchef attend déjà dans son bûcher; il est temps que j’entame ma scène avec le Buridan. Rentrez au salon, monsieur de la Perrière, et, s’il vous plaît, dites à la marquise que le mariage de Mlle de Villanove… Non, dites-lui seulement que tout va comme sur des roulettes.
V La demande en mariage