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Ce fut cet étonnement même qui glaça le téméraire courage de Valentine.

Les mots qu’elle comptait prononcer ne lui venaient plus, et ils restèrent un instant vis-à-vis l’un de l’autre, lui intrigué jusqu’à la détresse, elle cherchant en vain sa présence d’esprit qui la fuyait.

– J’aurais mieux fait de ne pas venir, dit-elle enfin; vous allez me juger sévèrement, peut-être.

– Moi! balbutia Remy, tandis que ses mains se joignaient malgré lui.

Il y avait un si profond amour dans ce geste et dans cette simple parole que Valentine eut le cœur serré.

Elle tendit la main à Remy en murmurant:

– J’avais tant de choses à vous dire!… je croyais que vous me méprisiez.

– Moi! dit encore Remy d’une voix à peine intelligible.

– Vous ne m’adressiez jamais la parole, il me semblait que vous m’évitiez…

Remy fit un grand effort et répondit:

– Vous ne vous trompiez pas, mademoiselle; j’ai combattu tant que j’ai pu, avec énergie, avec désespoir!

– Pourquoi? demanda-t-elle doucement.

Un délicieux regard se glissait entre ses paupières demi-closes. Remy répondit encore:

– Parce que, dès le premier moment, j’ai deviné que le malheur de ma vie était là.

– Mais pourquoi? répéta Valentine avec pétulance.

– Quelque chose me disait: Tu ne seras pas aimé.

– Et il n’y avait que cela? murmura Valentine, qui eut presque un sourire. Parlez franc, n’y avait-il que cela?

Comme la réponse du jeune homme se faisait attendre, elle ajouta impatiemment:

– Alors, vous ne m’aviez pas reconnue?

Remy la considéra stupéfait.

– Je suis bien sûr de ne vous avoir jamais vue, dit-il, avant ce soir où Mme la marquise d’Ornans me présenta à vous.

– Avant! répéta Mlle de Villanove d’un accent étrange.

Puis, après un silence, elle ajouta tout bas:

– Mais depuis?

Remy interrogeait laborieusement ses souvenirs.

– Quand on ne devine pas du premier coup, reprit-elle, d’un ton libéré, il faut renoncer. Je vais vous aider, monsieur d’Arx, d’autant que ce sera une occasion de payer ma dette: une jeune fille seule, la nuit, dans un quartier désert…

– Sur le quai du Jardin des Plantes! fit Remy, qui croyait rêver. Serait-il possible!

– Oui, sur le quai, le long du jardin. La jeune fille portait un voile que les étudiants en goguette voulaient lui arracher; elle cherchait à rejoindre sa voiture qui l’attendait à quelques pas de là, mais les jeunes fous lui barraient le chemin. Un passant entendit ses cris par bonheur… et par un plus grand bonheur, le passant était de ceux qui peuvent être timides vis-à-vis d’une femme, mais qui deviennent des lions en face du danger. Il tomba sur les insulteurs comme la foudre, et c’est à peine si la jeune inconnue, reconduite à sa voiture avec respect, eut le temps de balbutier quelques mots de reconnaissance.

– Dois-je donc croire que c’était vous? prononça tout bas Remy.

– Vous devez le croire, monsieur d’Arx, puisque du fond du cœur je vous remercie en vous donnant le droit de me demander pourquoi moi, Mlle de Villanove, j’ai eu besoin de votre secours, à cette heure et en ce lieu.

Remy porta la main qu’il tenait à ses lèvres.

– Je douterais de moi-même, dit-il avant de vous soupçonner. Rien ne vous forçait de faire allusion à un événement qui était si loin de ma pensée.

– Vous vous trompez, repartit Valentine, dont la voix devint grave; à mes yeux, la recherche d’un homme tel que vous est un très grand honneur et un très grand bonheur. J’ai voulu vous apporter ma réponse moi-même pour vous dire non seulement quel prix j’attacherais à votre amitié, mais encore pour vous expliquer les raisons d’un refus nécessaire qui me laisse dans l’âme un véritable regret.

Une pâleur mortelle couvrit le visage de Remy, qui porta la main à sa poitrine et dit:

– J’avais le pressentiment de mon malheur!

Il se laissa tomber sur un siège et Valentine s’assit près de lui en ajoutant:

– Monsieur d’Arx, il m’est défendu d’être votre femme.

Ceci fut dit d’un tel accent que le jeune magistrat frémit en relevant sur elle des yeux épouvantés.

Mais le regard qu’elle lui rendit était limpide comme ceux des anges.

– Oh! fit-elle sans orgueil et avec un bon sourire, ce n’est pas cela; je suis une honnête fille et je puis bien répondre que je serai un honnête femme, mais à part ces deux points qui ne dépendent que de moi-même, tout ce qui me concerne est problème et incertitude. Allez! ne me regrettez pas; mon passé, que vous connaîtrez, je le veux, aurait de quoi effrayer un homme dans votre position et tuerait peut-être sa carrière, son avenir…

– Un mot, un seul mot! interrompit Remy avec une ferveur passionné, avez-vous dans le cœur un autre amour?

– Oui, répondit Valentine.

Elle ajouta étourdiment:

– Sans cela je crois bien que je vous aurais aimé.

Remy courba la tête; elle le regarda d’un air triste, puis elle demanda:

– Voulez-vous que je sois votre sœur?

– Au nom de Dieu! fit le jeune magistrat d’une voix brisée, laissez-moi! Ne voyez-vous pas comme je souffre!

– Si fait, répliqua-t-elle, et je ressens cruellement votre blessure, mais il n’est pas en notre pouvoir de nous séparer ainsi, monsieur d’Arx; un lien que je ne saurais définir nous unit. Vous me connaîtrez demain, je vous l’ai dit: je le veux. Moi, je vous connais à votre insu; je sais à quelle œuvre de mystérieuse vengeance vous avez dépensé votre jeunesse: vous poursuivez les assassins de votre père…

– Ah! s’interrompit-elle, vous vous éveillez enfin: vous avez tressailli!

Leurs yeux se rencontrèrent encore une fois; jamais Remy d’Arx ne l’avait admirée plus belle. Elle continua:

– Vous êtes un grand cœur, vous êtes une vaillante intelligence; vous avez bien cherché, mais ils savent fuir comme les Indiens sauvages en cachant la trace de leurs pas. Qui sait? Si pour vous je ne puis être l’amour, peut-être que je serais la vengeance.

Remy la contemplait ardemment.

– Les connaissez-vous donc ceux que je cherche? demanda-t-il.

Elle répondit:

– J’en connais au moins un.

– Son nom! s’écria le jeune magistrat.

Elle mit un doigt sur ses lèvres.

– Pas ici, prononça-t-elle en baissant la voix jusqu’au murmure, nous en avons déjà trop dit dans cette maison où les murailles écoutent. Il faut que je vous revoie demain; voulez-vous m’accorder cette entrevue?

– En quel lieu? demanda Remy.

– Chez vous.

– Chez moi! répéta le jeune magistrat.

– Nous serons seuls, reprit Mlle de Villanove d’un ton résolu. À dater de six heures du soir, vous défendez votre porte.

– Vous le voyez, monsieur Remy d’Arx, ajouta-t-elle en se levant, tandis que son beau sourire s’imprégnait de mélancolie; je suis une étrange fille, et vous ne me regretterez pas longtemps. À demain soir! je serais chez vous à six heures.