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VII Première dompteuse

Voici une histoire qui rappelle vaguement celle de la grande Catherine de Russie:

Jean-Paul Samayoux, premier dompteur de la reine de Portugal et inventeur de la poudre insectivore pour les messieurs, les dames et les animaux, se trouvait avec sa ménagerie dans la ville de Saint-Brieuc, chef-lieu du département des Côtes-du-Nord.

Il avait perdu depuis peu sa compagne, qui était femme à barbe, incombustible, nécromancienne et sauvage.

Saint-Brieuc est une ville grise et muette, entourée d’un océan de petits choux: ses habitants sont doux et frais comme le légume qui les fait vivre, mais ils dédaignent la bagatelle et ne vont jamais au spectacle.

C’était en vain que les animaux féroces de Jean-Paul Samayoux rugissaient dans leur baraque, établie sur la place du Marché; c’était en vain que Jean-Paul lui-même énumérait dans son porte-voix les preuves d’admiration et d’amitié que lui avaient décernées les différents souverains de l’Europe; les bancs graisseux de sa petite salle restaient vides, et au bout de trois jours il n’avait pas encore vendu un seul paquet de sa poudre insectivore.

Un malheur ne vient jamais seul. Comme il pliait tristement bagage pour aller à la recherche de rivages plus hospitaliers, l’essieu de sa voiture se rompit.

Il s’agissait de relever à la force des reins le fond de la carriole pour passer dessous un nouveau moyeu.

Jean-Paul Samayoux essaya, mais il était amolli par les chagrins du veuvage et la mauvaise fortune; un soldat de bonne volonté ne fut pas plus heureux, un portefaix échoua de même.

Une jeune fille traversait la place portant sur sa tête les fleurs du pays: une corbeille de choux si haute et si large que cela ressemblait à une montagne qui marche.

La jeune fille s’arrêta pour voir le motif du rassemblement; après avoir regardé d’un air de pitié le militaire, le portefaix et même Jean-Paul Samayoux, elle déposa son fardeau, passa entre les deux roues et d’un seul tour de reins releva les planches faussées de la carriole, qu’elle soutint tout le temps qu’il fallut pour remonter un autre essieu.

Samayoux aurait pu lui donner de l’or, en faible quantité, il est vrai, car sa caisse était basse; il préféra lui offrir sa main et son cœur.

Sans cet événement, la jeune fille, qui avait nom Bastienne, aurait vécu et serait morte dans les choux.

Au lieu de cela, Jean-Paul, après l’avoir épousée devant Dieu et sur la grande route de Saint-Brieuc à Rennes, la baptisa Léocadie, lui conféra le casaquin pailleté de la défunte et la nomma première dompteuse des principales cours de l’Europe.

Ce fut un ménage modèle; Léocadie, qui était une belle personne, malgré sa vigueur extraordinaire, ramena dans la maison roulante la bonne chance avec la gaieté.

Elle rendit ce brave Jean-Paul si heureux, qu’à la fête de Louis-Philippe, en 1832, il put remplir en foire le rôle de l’homme colosse et offrir au public le spectacle toujours attrayant de 150 kilogrammes de graisse bourrés dans une peau humaine. Quant à Léocadie, elle luttait à main plate avec son ours et portait son tigre comme un veau sur ses épaules.

Elle aimait à s’exercer aux heures de récréation, et Samayoux, pour sa santé, lui donnait volontiers la réplique.

C’étaient alors entre eux de joyeux tournois, où les coups, amicalement échangés, mais appliqués de main de maître, augmentaient l’estime mutuelle que se portaient les deux époux.

Un soir qu’ils folâtraient ainsi après souper, Samayoux eut l’idée de jouer un peu avec les boulets ramés de 64 qui servaient aux exercices de force.

On s’amusait comme des bienheureux et Léocadie, riant à gorge déployée, lança un dernier coup si bien dirigé que Jean-Paul tomba avec un gémissement de bœuf.

Ce fut la fin de la partie. Jean-Paul Samayoux ne se releva point.

Il était bel et bien assommé.

Léocadie, comme elle le dit elle-même à tous ses camarades de la foire, fut plus contrariée que lui, car elle ne l’avait pas fait exprès. Elle dépensa les yeux de la tête pour l’enterrement, et la justice ne se mêla pas même de l’aventure, tant il était avéré que ce pauvre Samayoux avait eu la tête écrasée pour rire.

Au bout d’un mois, Léocadie composa sur l’événement une complainte tragi-comique qu’elle chantait elle-même dans la baraque en s’accompagnant de la guitare, car elle avait tous les talents. Au bout de six semaines, elle disait avec une certaine amertume:

– Jeu de mains, jeu de vilains; il aurait pu m’en faire autant. C’est bête!

Elle était déjà consolée et de la même manière que la grande Catherine, dont nous avons parlé, non sans raison. Douée d’une rare sensibilité, elle laissa errer son cœur au gré de ses inclinations naturelles et ne voulut point lier son sort à celui d’un autre époux.

– Il pourrait arriver un accident, disait-elle, et ça donne trop d’embarras.

Par suite de cette impériale détermination, elle eut tour à tour une foule de premiers ministres qui ne s’appelaient, il est vrai, ni Poniatowski, ni Orloff, ni Potemkin, mais qui, jouant à peu près le même rôle, arrivaient et passaient selon le caprice de son excellent cœur.

L’empire prospérait, cependant, et au mois de septembre 1838, nous retrouvons Mme veuve Samayoux installée avec sa ménagerie, toujours la première de l’Europe, dans les terrains voisins de la place Valhubert où l’on allait bâtir la gare du chemin de fer d’Orléans.

Son établissement, nouvellement réchampi, semblait un palais au milieu des baraques voisines, et portait, aux deux côtés de la galerie où se faisait la parade, deux énormes affiches qui déclaraient hardiment que les animaux du Jardin des Plantes n’étaient que du petit bétail à côté des bêtes féroces et curieuses de Mme veuve Samayoux, première dompteuse, première somnambule et première chanteuse des cours de Portugal et du Nord réunies.

Il était environ neuf heures du soir.

Quelques pauvres diables de saltimbanques essayaient de battre la caisse et de monter un boniment pour le public rebelle qui ne venait pas dans ce quartier perdu.

La baraque de Mme Samayoux, au contraire, fermait fièrement ses portes à l’abri d’un écriteau annonçant qu’il y aurait le lendemain, jeudi, grande représentation à l’usage des habitants de Paris, des voyageurs étrangers et de MM. les élèves des collèges.

L’intérieur de la baraque lui-même était solitaire et silencieux; toute la troupe avait congé, à l’exception des gardiens de la ménagerie, qui dormaient au-devant des cages.

Une lumière brillait cependant à la croisée de la maison montée sur roues qui attenait à la baraque, et on aurait pu voir du dehors la forme véritablement athlétique de Léocadie passer et repasser derrière les carreaux.

L’endroit où elle se démenait ainsi était d’aspect assez original pour mériter une courte description.

Cela ressemblait assez, par le peu de hauteur du plafond et par l’exiguïté des proportions, aux cabines des grands bateaux qui naviguent en Seine et dans lesquelles il n’est pas rare de voir une nombreuse famille manger, dormir, faire son ménage en un lieu où le moins exigeant des ouvriers parisiens refuserait de coucher tout seul, par crainte d’asphyxie.